MuseumsQuartier, Halle E, 5 avril
Composé par Antonio Salieri (1750-1825), entre 1786 et 1788, sur un livret de Giovanni Battista Casti – qui avait déjà écrit, pour lui, La grotta di Trofonio et le fameux Prima la musica e poi le parole –, Cublai, gran kan de’ Tartari ne put être joué du vivant du compositeur.
À Vienne, l’empereur Joseph II venait, en effet, de conclure une alliance stratégique contre les Ottomans, avec Catherine II de Russie, et il n’était plus question de laisser représenter une comédie, où l’on se moquait de la cour de Pierre le Grand. Car c’est bien de ce dernier qu’il s’agit ici, à travers la figure lointaine de Kubilai Khan, petit-fils de Gengis Khan, désireux de marier son fils, le prince Lipi, à la volcanique Alzima, princesse du Bengale, pour des raisons strictement politiques.
Derrière une intrigue apparemment traditionnelle – Alzima refuse le fade Lipi et lui préfère son cousin Timur, que le Khan nommera donc comme successeur officiel –, il est, surtout, question de railler les fastes et cérémonies de la cour impériale, et même un conseiller occulte (François Lefort, devenu Bozzone), qui aurait partagé ses idées, mais aussi sa femme (ici, Memma), avec le tsar.
Finalement créé, dans une traduction allemande, à Wurtzbourg, en 1998, l’ouvrage, rebaptisé Kublai Khan, repose, pour cette première dans l’original italien, au MusikTheater an der Wien, sur une version réalisée par le metteur en scène allemand Martin G. Berger et son dramaturge Philipp Amelungsen, qui ont largement réécrit les textes des récitatifs.
Dès la fin de l’Ouverture, donnée dans un décor d’époque, le compositeur – magnifiquement campé par le comédien autrichien Christoph Wagner-Trenkwitz – déboule sur le plateau, expliquant au public que, pour raisons diplomatiques, la représentation est interdite par la censure.
Le rideau se baisse, puis se relève assez vite sur un décor contemporain : nous sommes en 2022, à l’assemblée générale d’une chocolaterie centenaire, qui commercialise des grosses pralines rondes, à l’effigie de Kublai Khan. Le chiffre d’affaires est en chute libre, le public jugeant le produit trop sucré, inéquitable dans son processus de production et, bien sûr, non inclusif, compte tenu de l’image machiste véhiculée. Pour sauver l’entreprise, son PDG, descendant du vrai Kublai Khan, propose une fusion-absorption avec un groupe agroalimentaire russe dont, on l’aura deviné, Alzima est la directrice.
Cheveux lissés, ongles pointus et brillants, faisant tirer dix valises derrière elle et cachant son pékinois dans son sac à main, la virago tombe amoureuse d’un cadre, qui n’est autre que Timur, le neveu du Khan, et impose très vite ses vues : les emballages seront dégenrés, et Timur prendra la tête de l’entreprise – « Yes, he khan » !
L’acte I se termine dans un joyeux chaos. Mais nous sommes un 23 février et, le lendemain, c’est un Salieri dépité, qui ouvre le II : suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la fusion ne peut se faire, et la représentation doit, à nouveau, être interdite. Tout finira bien, malgré tout, et dans la bonne humeur.
Cette relecture, en forme de « mise en abyme » à étages successifs, est radicale ; elle est, néanmoins, cohérente, intelligente, et non dépourvue de pertinence dans les questions, parfois brûlantes, qu’elle soulève. Mais c’est, aussi, la limite du projet scénique : Martin G. Berger veut tellement en dire qu’il surcharge la barque, au risque de laisser le spectateur avec un sentiment d’indigestion.
Heureusement, la direction musicale, enthousiaste et pétillante, de Christophe Rousset allège la soirée, avec, notamment, un grand finale du I, qui n’est pas sans anticiper ceux de Rossini. Moyennant quelques coupures et modifications dans l’ordre des airs, le chef et claveciniste français – dirigeant du pianoforte son superbe ensemble Les Talens Lyriques – excelle, ainsi qu’il l’a fait dans les « tragédies lyriques » de Salieri, à prouver toute son inventivité mélodique et harmonique, mais aussi, dans le cas présent, son sens aigu de la comédie.
On attendra, avec plaisir, l’enregistrement annoncé chez Aparté, d’autant que le plateau vocal est excellent. Kublai bougon et sonore, Carlo Lepore ne force, ainsi, jamais le trait. Alzima éblouissante de netteté et de rondeur, jusque dans les passages virtuoses, Marie Lys est, également, capable d’émouvoir, tandis qu’Alasdair Kent campe un Timur élégant et attendrissant.
Depuis le Posega imperturbable de Leon Kosavic, jusqu’au Lipi sans faille de Lauranne Oliva, en passant par l’Orcano délicieusement débordé de Fabio Capitanucci, le Bozzone philosophe de Giorgio Caoduro, ou encore la Memma brillante d’Ana Quintans, tous les comprimari sont impeccables.
NICOLAS BLANMONT