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L’inclassable Poppea de Christoph Marthaler à Bâle

29/03/2024
Graham F. Valentine (Nutrice) et Anne Sofie von Otter (Ottavia). © Ingo Höhn

Theater Basel, 6 mars

Travail d’atelier, ainsi que la musicologie l’a amplement étayé, L’incoronazione di Poppea ne porte pas la seule marque de Monteverdi. À la contribution de ses disciples et cadets, s’ajoute, dans cette nouvelle production, qui fait figure de création théâtrale à part entière, la marque, inimitable, de Christoph Marthaler.

Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une adaptation, l’essentiel de la partition étant préservé –encore que les puristes y trouveraient à redire –, mais plutôt de l’un de ces collages, dont le metteur en scène suisse est coutumier, au Theater Basel. Les coupures sont nombreuses, parfois déroutantes, mais en parfait accord avec une dramaturgie qui, d’emblée, écarte allégories et divinités. Ainsi, la sinfonia d’ouverture s’interrompt, alors que le cadavre d’Amore – premier d’une longue série – est traîné jusqu’à un cagibi.

C’est que Christoph Marthaler évacue toute sensualité – les duos de Poppea et Nerone sont, ainsi, réduits à la portion congrue –, au profit de la dimension politique. Le décor, évidemment unique, d’Anna Viebrock, qui cite assez littéralement l’intérieur de la Casa del Fascio, construite à Côme, entre 1932 et 1936 – et s’inspire, également, de l’Escuela de las Américas, où ont été formés, d’abord dans la zone du canal de Panama, puis en Georgie, plus de soixante mille militaires latino-américains, selon une idéologie anti-communiste – ne dit pas autre chose.

À travers l’ambition de Poppea, secondée, ou plutôt guidée par le personnage ajouté de la fille de Mussolini, Edda (1910-1995) – qu’interprète la comédienne Liliana Benini –, ce sont les rouages, censément terrifiants, de la fabrique de la dictature, qui sont exposés. Jusqu’à l’absurde, sans lequel il n’est pas de spectacle de Christoph Marthaler.

Immédiatement reconnaissable, aussi, est sa manière de croquer des personnages décalés, sur le fil de la caricature, sans jamais y basculer. Ainsi d’Ottavia, épouse répudiée de Nerone, incarnée par une Anne Sofie von Otter irrésistiblement borderline – comme elle sait l’être, depuis qu’elle a embrassé cette seconde carrière, où la malléabilité du caractère, poussée jusqu’à l’étrangeté, l’emporte sur la perfection vocale longtemps cultivée par la mezzo suédoise, au risque de la froideur –, évoquant davantage Agrippina, la mère du tyran, qu’il fit assassiner.

Celle-ci est toujours flanquée de l’inénarrable Graham F. Valentine, pilier du théâtre de Marthaler, auquel échoit la tâche de porter la tête sculptée de l’impératrice, bientôt déchue. De sa voix corrosive, il scande, dans une traduction française savoureusement crue, les saillies de la Nourrice, avant de déclamer les paroles de la chanson Ce mortel ennui de Serge Gainsbourg.

Cet effacement de la frontière entre chanteur et acteur vaut pour l’ensemble du plateau, où chaque présence frappe par sa justesse. Même Owen Willetts, Ottone d’abord fluet et hésitant, finit par s’imposer, au point de marquer davantage qu’un Jake Arditti, toujours physiquement idéal en Nerone, ici plus pantin que protagoniste – et moins exposé qu’en juillet 2022, au Festival d’Aix-en-Provence, aux tensions d’une tessiture rendue plus clémente par les coupures.

Elle aussi indissociable de Marthaler, Rosemary Hardy fait le plus étonnant des Valletto, tandis qu’Andrew Murphy traduit à merveille l’ambivalence de Seneca. Stuart Jackson campe une formidable Arnalta, dont le travesti n’est jamais ridicule, et la jeune soprano islandaise Alfheidur Erla Gudmundsdottir constitue, en Drusilla, la révélation vocale de la production.

Si la Poppea de Kerstin Avemo n’échappe pas, dans le cantar recitando, à un certain artifice, elle s’épanouit pleinement dans Herzgewächse de Schoenberg, instant suspendu touchant au sublime, auquel l’arrangement d’Inbar Sharet pour le petit ensemble d’instruments d’époque, officiant en fosse, n’est assurément pas étranger.

Bien que Christoph Marthaler soit le maître du temps – étiré, dans la première partie, jusqu’à l’ennui, inévitable et profond –, le chef britannique Laurence Cummings, également mis à contribution, et avec quelle émotion, comme ténor, à l’émission haute et canalisée, dans un lied du compositeur suisse Ludwig Senfl (v. 1490-1543), Entlaubet ist der Walde, trouve la plus juste pulsation pour mettre en valeur la palette idoine de l’ensemble bâlois La Cetra Barockorchester. En symbiose avec une proposition scénique aussi inclassable que passionnante.

MEHDI MAHDAVI

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