Grosse Festspielhaus, 27 mars
En attendant le retour du Philharmonique de Berlin dès 2026, le Festival de Pâques de Salzbourg (Osterfestspiele Salzburg) continue son alternance d’orchestres invités. Cette année, le choix s’est porté sur l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome, et sans doute, surtout, sur celui qui en fut le directeur musical, de 2005 à 2023, et qui en est, désormais, le directeur musical émérite : Antonio Pappano.
Parce qu’il s’agit d’un excellent orchestre et d’un excellent chef assurément, mais aussi, sans doute, parce que derrière le Pappano romain, il y a le Pappano londonien : directeur musical – bientôt sortant, aussi, mais toujours en place – du Covent Garden, qui coproduit, avec le GNO d’Athènes, le spectacle lyrique de cette année.
Le Festival de Pâques a eu la bonne idée de programmer un opéra italien, à la fois emblématique et rare, qui n’avait, sauf erreur, jamais été donné à Salzbourg : La Gioconda, avec une affiche vocale prestigieuse. Et il est vrai que, musicalement, la soirée tient, presque, toutes ses promesses.
L’orchestre joue avec un enthousiasme communicatif, sous la baguette d’un Antonio Pappano qui connaît tous les ressorts dramatiques hugoliens de l’ouvrage. Mais aussi, tout ce qui, notamment dans les chœurs et les passages purement instrumentaux, sépare Ponchielli de Verdi. La célèbre « Danse des heures », notamment, est débarrassée de tout le kitsch de Fantasia, mais aussi de tout folklore, réussissant à acquérir une véritable intensité dramatique.
Antonio Pappano raconte qu’il avait, voici quelques années, dissuadé Anna Netrebko d’aborder le rôle de Gioconda, car elle n’avait pas, à l’époque, le grave requis. À présent, l’instrument de la soprano russo-autrichienne s’est idéalement assombri. Le médium et le grave sont somptueux, l’aigu reste suffisamment aisé, le legato est souverain sur tout le spectre, et les sons sont superbement arrondis.
Certes, il faut se satisfaire d’une articulation souvent sacrifiée, et s’accommoder de quelques déhanchements assez vulgaires. Mais l’incarnation vocale est splendide, d’un bout à l’autre de la soirée.
Chaque soliste a son heure de gloire dans La Gioconda, et la plupart de ses partenaires ne sont pas moins au rendez-vous. Si Luca Salsi n’est pas le plus charismatique des barytons, il signe, après une première intervention un peu hésitante, un « O monumento ! » éclatant, et garde le cap, inflexible et solide, jusqu’à la fin.
Eve-Maud Hubeaux offre une bouleversante Laura : chacune de ses interventions éblouit, par un mélange idéal de grâce et de puissance, et un timbre se mariant idéalement avec celui d’Anna Netrebko. Formidables, aussi, l’Alvise tranchant de Tareq Nazmi et la Cieca déchirante d’Agnieszka Rehlis.
Finalement, le seul à décevoir est Jonas Kaufmann, dont l’Enzo connaît des hauts et des bas. Les hauts sont bien conduits, et le ténor allemand réjouit la salle, même si la projection semble limitée. Mais les bas – dont, hélas, « Cielo e mar ! » – sont inquiétants, avec des attaques imprécises, vite corrigées, mais néanmoins audibles, des trémolos injustifiés et soudains, ainsi que plusieurs passages détimbrés. Soirée « sans », ou indices d’une altération plus profonde ? L’avenir seul le dira.
On ne retiendra pas grand-chose de positif de la mise en scène d’Oliver Mears, qui semble avoir emprunté, chez certains de ses collègues, des idées – autrefois – à la mode. L’action se passe aujourd’hui, dans une Venise néo-classique (beaux décors de Philipp Fürhofer), envahie par des touristes vulgaires en shorts et tongs, débarqués d’un immense paquebot de croisière, dont le commandant est Enzo, lunettes de soleil, casquette blanche et smoking de velours.
Chanteuse de rue, avec micro et haut-parleur, Gioconda a, vers 12 ans, été violée par un Barnaba déjà répugnant, profitant de la cécité – et de la cupidité – de sa mère. Et pour être sûr que tout le monde a compris, la scène où le pédophile déshabille la gamine, pour lui faire revêtir une robe pailletée dorée, est jouée deux fois : une première pendant le Prélude, et une seconde lors de la « Danse des heures », où l’on assiste, aussi, à la mort préalable du père et à l’adolescence de la future héroïne.
Comme l’expérience n’a pu, on s’en doute, qu’être traumatisante pour la malheureuse, le début du II la montre, dans un pur style Tcherniakov, tentant de raconter son calvaire à un psy, qui finit par lui infliger des électrochocs dans une clinique – dont le médecin-chef est, bien sûr, Barnaba. Mais, là où Dmitri Tcherniakov sait être un excellent directeur d’acteurs, le jeu erratique des solistes semble, avec Oliver Mears, s’inspirer de la série télévisée Les Feux de l’amour (The Young and the Restless).
Pour couronner le tout, quelques relectures de l’action frisent le grotesque. Au III, pendant la fête, Gioconda frappe Alvise d’un coup de couteau. Mais il survit suffisamment pour faire servir, aux convives épouvantés, la tête de son épouse, présentée sur un plat d’argent avec cloche, façon Jochanaan – ce qui, rassurons-nous, n’empêchera pas Laura de ressusciter, l’instant d’après, pour partir vivre son idylle avec Enzo… Au IV, enfin, Gioconda ne se suicide pas, mais poignarde Barnaba.
On présume qu’il faut voir, dans ce double meurtre, une prise de position contre la masculinité toxique…
NICOLAS BLANMONT