Opernhaus, 23 mars
Achevé en 1906, par un compositeur encore relativement jeune et inexpérimenté, Der Traumgörge (Görge le Rêveur) n’est pas l’ouvrage le plus accompli de Zemlinsky, faute d’une action suffisamment concentrée. L’écriture vocale et orchestrale y est déjà remarquable, mais d’une opulence post-wagnérienne, qui a tendance à noyer les contours, cet opéra restant, contrairement aux plus tardifs Eine florentinische Tragödie, Der Zwerg ou Der Kreidekreis, peut-être davantage une curiosité qu’un chef–d’œuvre.
Cela dit, difficile de résister à une bonne exécution de ce conte initiatique terrien, aux multiples arrière-plans psychanalytiques, du moins si les chanteurs y sont à la hauteur de leur tâche. C’était le cas, lors de la création française de l’ouvrage, à Nancy, en septembre 2020 (voir O. M. n° 166 p. 52 de novembre), malheureusement desservie par un orchestre drastiquement réduit, pour cause de pandémie. L’intérêt de cet opéra n’en paraît donc que plus évident, à Francfort, où il est donné, pour la première fois, dans des conditions tout à fait normales.
Au crédit de cette nouvelle production, signée par le metteur en scène allemand Tilmann Köhler, il faut porter d’avoir su trouver le bon rythme, en n’hésitant pas à rester contemplatif si nécessaire, dans un dispositif relativement pauvre, mais où chaque détail peut acquérir une véritable force. Le décor se réduit, en effet, à une simple boîte en planches de bois blanc, avec, sur la paroi du fond, quelques découpes vaguement évocatrices d’un village. Presque rien à voir, donc, mais un excellent support pour de subtils éclairages.
Les chœurs de paysans et d’ouvriers sont très vivants et fouillés, et les principaux rôles sont bien caractérisés, avec une gaucherie voulue pour Görge, voire son amante de conte de fées, et beaucoup d’exubérance, en revanche, pour les personnages de Grete et son soupirant Hans, ainsi que pour l’agitateur politique Kaspar.
Un humble, mais efficace travail, propice à la découverte d’une œuvre rare, même si on peut penser qu’un Christof Loy ou un Claus Guth auraient tiré tout autre chose d’un sujet nourri d’aussi fortes connotations autobiographiques, Zemlinsky traitant, probablement, beaucoup ici, en filigrane, de sa propre inclination malheureuse pour sa jeune élève, Alma Schindler, future Alma Mahler.
La nombreuse distribution réussit, par ailleurs, le tour de force de ne réunir quasiment que des chanteurs de la troupe de l’Opéra de Francfort (Oper Frankfurt), tous parfaitement à leur place. La seule invitée est la soprano tchèque Zuzana Markova, qui cumule les rôles de Gertraud et de la Princesse, comme les deux facettes d’un même personnage idéalisé, conformément aux probables intentions du compositeur (l’ouvrage n’a pas pu, rappelons-le, être créé du vivant de Zemlinsky). Une superbe incarnation, par une voix agréablement saine, pas tout à fait de la dimension requise, sans doute – mais comme le décor fermé lui est acoustiquement favorable, l’illusion d’adéquation est parfaitement entretenue.
Si le rôle de Görge est écrasant, AJ Glueckert l’assume avec une confondante élégance, le chant s’épanouissant, avec aisance, sur toute la tessiture. Et le physique, d’une franchise un peu massive, du ténor américain correspond idéalement au personnage. Même naturel pour Magdalena Hinterdobler et Liviu Holender, Grete et Hans naïfs et sains comme des santons, qui chantent et jouent avec une remarquable spontanéité. Enfin, Iain MacNeil incarne un Kaspar d’une belle impulsivité.
En fosse, l’orchestre de Zemlinsky déborde de toutes parts, le chef allemand Markus Poschner se laissant un peu trop griser par les grands élans d’une écriture très chargée, sans pour autant couvrir le plateau. Difficile, dès lors, de ne pas succomber au charme insistant, voire à la féerie luxuriante, d’une telle partition.
LAURENT BARTHEL