Grand Théâtre, 27 janvier
Impossible, en découvrant cette nouvelle production d’Idomeneo, de ne pas penser à deux « précédents », également réalisés à l’instigation d’Aviel Cahn, directeur général du Grand Théâtre de Genève.
D’une part, le Pelléas et Mélisande – créé à l’Opera Vlaanderen, en février 2018 (voir O. M. n° 137 p. 34 de mars), puis repris, à huis clos, Covid-19 oblige, à Genève, en janvier 2021 –, réunissant, sur le papier, un glorieux aréopage, composé du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, déjà en charge de la mise en scène, alors en tandem avec Damien Jalet, de la diva de la « performance » Marina Abramovic, et de l’icône de la haute couture la plus importable Iris van Herpen, pour un résultat assez déplorable.
Et d’autre part, le magnifique Atys concocté, à Genève, en février 2022 (voir O. M. n° 181 p. 43 d’avril), par Angelin Preljocaj, un chorégraphe, toujours, la plasticienne Prune Nourry, et l’« artiste textile » Jeanne Vicérial.
Sans jamais tomber aussi bas que le premier, mais sans atteindre, non plus, les sommets du second, l’Idomeneo confié à Sidi Larbi Cherkaoui, par ailleurs directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève, Chiharu Shiota, incontournable figure de l’art contemporain (représentée par la Galerie Templon, à l’instar de Prune Nourry et de Jeanne Vicérial) et le créateur de mode, japonais, lui aussi, Yuima Nakazato, emprunte, à son tour, la troisième voie du théâtre lyrique actuel.
Ni inféodée, donc, au respect scrupuleux de la lettre du livret, aboutissant à des reconstitutions historiques, dont le savoir-faire s’est trop perdu, sans doute, pour ne pas sombrer dans le kitsch, ni soumise au diktat de la transposition systématique, dans le contexte le plus glauque possible, assimilée, souvent à tort, au « Regietheater », par ses plus zélés contempteurs.
Les fils rouges, qui constituent l’élément visuel le plus caractérisque du travail de Chiharu Shiota, ici traités comme des liens de sang, s’accordent, sans forcer, au sujet du « dramma per musica » mozartien, pour un résultat, le plus souvent, flatteur pour l’œil. D’autant que l’évolution, sinon le mouvement – quasi perpétuel – de la scénographie s’inscrit dans l’élan chorégraphique d’ensemble.
Quant aux costumes de Yuima Nakazato, ils assument, dans le sillage de ceux de Jeanne Vicérial pour Atys, une dimension, aussi archaïque et rituelle, accentuée par le maquillage, que futuriste.
Le théâtre, cependant, vient à manquer, tandis que la dramaturgie produit un détournement du dénouement, d’autant plus indéfendable que les mots prononcés par Idomeneo dans son accampagnato, « Popoli, a voi l’ultima legge impone », le rendent plus absurde encore. Ainsi, le roi, incapable de céder le pouvoir à son fils, tue, ici, Idamante et Ilia, dans un accès de folie, écho, transmis comme par contagion, de celle d’Elettra.
Invoquer la fidélité à la « tragédie lyrique » d’Antoine Danchet, mise en musique par André Campra, et principale source de l’abbé Varesco, qui, cependant, s’en écarte pour suivre la convention du « lieto fine » – forcément douteuse, aux yeux de l’interprète d’aujourd’hui, désireux d’en préserver le spectateur –, ne suffit pas à convaincre. A fortiori, pour qui se souvient que Danchet adapte, lui-même, une pièce de Crébillon père, à la fin de laquelle c’est Idamante qui se perce le sein…
Mais voilà qui est, somme toute, anecdotique, dès lors que la partition, dans laquelle ont été pratiquées, sans exagération, les coupures d’usage, n’en pâtit pas. Dans la fosse, des musiciens de l’ensemble Cappella Mediterranea et de l’Orchestre de Chambre de Genève composent, à parts peu ou prou égales, les différents pupitres.
De ce mariage – arrangé ? –, combiné à l’acoustique problématique du Grand Théâtre (depuis le parterre, du moins), résulte un manque de chair, de couleurs, et de conduite même. C’est, aussi, que Leonardo Garcia Alarcon a tendance à lancer le mouvement sans vraiment le porter, quelques fulgurances, dans sa direction, ne compensant pas un défaut d’architecture générale.
Le plateau n’enthousiasme pas davantage. Fallait-il, par exemple, laisser à Omar Mancini l’un des deux airs, si souvent sacrifiés, d’Arbace, en l’occurrence « Se cola ne’ fati è scritto », pour que ce membre du Jeune Ensemble du Grand Théâtre de Genève s’y enlise – mais le couronne d’un suraigu inutile, sauf à lui attirer les faveurs du public.
Bonne voix, assurément, Federica Lombardi n’a, ni le tranchant qu’appellent ses premier et troisième airs, ni la capacité d’allégement nécessaire, au II, à « Idol mio », puis à « Soavi zeffiri » ; son Elettra ne fait, en somme, ni chaud, ni froid.
L’instrument de Giulia Semenzato se révèle autrement, et idéalement galbé pour Ilia, tout comme son phrasé. Quel dommage que la rotation de l’espèce de spirale en suspension, dans laquelle elle est installée, durant « Zeffiretti lusinghieri », la rende inaudible une mesure sur trois !
Le premier Idamante de Lea Desandre a les mêmes qualités et défauts que son Cherubino (Le nozze di Figaro) : la lumière d’un timbre d’une fraîcheur sopranisante et une sveltesse de trait, qui devient, dès que la tessiture descend, ténuité. Ravissant, donc, mais poids plume.
Bernard Richter, enfin, appelé, peu avant la première, à remplacer Stanislas de Barbeyrac, forcé de renoncer à une prise de rôle, dès longtemps espérée, pour raisons de santé, connaît bien Idomeneo, pour l’avoir incarné au Staatsoper de Vienne, puis au Teatro alla Scala de Milan. Il en a moins la vélocité, qui le fait trébucher sur les périlleuses vocalises de « Fuor del mar », et le cantabile, que l’assise, malgré la hauteur de l’émission, et l’autorité, des mots, en particulier.
MEHDI MAHDAVI