Teatro Regio, 21 février
En près de soixante années de carrière, Un ballo in maschera est, sans doute, l’un des opéras du Verdi de la maturité que Riccardo Muti a le moins souvent dirigés, surtout comparé à Rigoletto, La traviata, Aida ou Otello. Est-ce la raison pour laquelle il a récemment décidé d’y revenir, d’abord en concert, à Chicago, en juin 2022, avec Francesco Meli, Luca Salsi et Joyce El-Khoury dans les rôles principaux, puis au Teatro Regio de Turin, en ce mois de février, cette fois avec mise en scène ?
La première chose qui frappe, comme toujours, est la différence d’approche entre ce que le chef italien faisait pendant ses années de directeur musical au Mai Musical Florentin (1968-1981), puis à la Scala de Milan (1986-2005), et ce qu’il propose aujourd’hui. Moins fougueuse et entraînante qu’autrefois, sa direction privilégie davantage l’introspection et la méditation, avec des tempi plus amples et des contrastes dynamiques moins marqués. Par voie de conséquence, certains détails émergent plus nettement du tissu orchestral, comme dans l’introduction du tableau chez Ulrica ou la scène du gibet.
L’un des sommets de cette lecture est, très certainement, le grand duo du II, entre Riccardo et Amelia, aux teintes nocturnes et oppressantes, dans lequel la mélancolie prend le dessus sur l’extase amoureuse, comme si les protagonistes avaient déjà conscience du dénouement tragique de leur histoire. Tout aussi fascinant, le début du III insiste sur les clairs-obscurs, tant dans l’air d’Amelia que dans celui de Renato, l’orchestre exprimant admirablement la torture et les déchirements vécus par le couple.
On gardera en mémoire, aussi, une ténébreuse scène de la conjuration, marquée par le retour du Muti « première manière » dans certains ouragans sonores, déchaînés côté percussions. En revanche, les passages brillants et ironiques sont dirigés de manière plus conventionnelle, tout en restant d’une qualité d’exécution appréciable. Au passage, on louera l’excellente qualité de l’orchestre et du chœur du Teatro Regio, ce dernier placé sous la houlette d’Ulisse Trabacchin.
La distribution, hélas, n’évolue pas sur les mêmes cimes. Le ténor italien Piero Pretti, comme toujours, peut compter sur la santé et l’éclat de son aigu. Mais, faute de variété dans le phrasé, son Riccardo sonne pâle et privé de personnalité, sans parler de ses incertitudes rythmiques, remarquablement rattrapées par Riccardo Muti, qui en a vu d’autres !
Luca Micheletti, par contraste, ne manque pas de charisme, en Renato – comédien et metteur en scène à l’origine, il n’a que récemment entamé une carrière lyrique. Son chant, malheureusement, laisse à désirer, affligé d’un timbre sec et d’une émission engorgée. Annoncé souffrant à l’entracte, après un accident sur le sol bémol aigu couronnant « Alla vita che t’arride », le baryton italien termine la représentation sans autre accident, mais avec les mêmes limites.
La soprano russe Lidia Fridman offre une Amelia au timbre mordant, au tempérament dramatique affirmé. Dommage qu’elle manifeste aussi peu de propension à la nuance, avec un chant âpre, anguleux et bien peu varié sur le plan expressif. Poitrinant désagréablement dans le grave et vociférant dans l’aigu, la mezzo ukrainienne Alla Pozniak, de surcroît handicapée par une diction confuse, est une très médiocre Ulrica. Correct, l’Oscar de la soprano italienne Damiana Mizzi, et globalement satisfaisants, les comprimari.
Le dispositif scénique, imaginé par Andrea De Rosa et son équipe, s’inspire d’un palais napolitain du XVIIe siècle. Le I nous montre, d’abord, une fête masquée nocturne, qui se traîne languissamment jusqu’à l’arrivée de Riccardo. Pour le second tableau, le décor s’ouvre en son milieu et laisse entrer une espèce de catafalque, avec Ulrica installée dessus, couverte d’un voile gris. Plus qu’à une diseuse de bonne aventure, à la réputation douteuse, on songe à une pythonisse de l’Antiquité !
On retrouve le catafalque pour l’« orrido campo » du II, parsemé de cadavres, puis pour la conclusion de l’opéra. Quant au bal masqué du III, il se déroule dans le même dispositif que la scène d’introduction, avec une galerie en plus. Les costumes sont fidèles à la période et au lieu évoqués par le décor, la direction d’acteurs, très conventionnelle, ne faisant rien pour arracher les chanteurs à une gestuelle stéréotypée, ni pour donner du sens aux mouvements des chœurs.
Un spectacle purement illustratif, donc, et pauvre en idées, elles-mêmes confuses, à l’instar de cette insistance à faire porter des masques aux personnages, sans que l’on comprenne toujours pourquoi.
PAOLO DI FELICE