Opéra National de Lorraine, 18 février
Avec cette nouvelle production de Die Schöpfung (La Création), Kevin Barz – de retour à l’Opéra National de Lorraine, après y avoir signé, pendant le Covid, Êtes-vous amoureux ?, « opéra numérique dans l’espace urbain », et premier volet du NOX (Nancy Opera Xperience), le « laboratoire de création lyrique » de la maison – entend lutter contre le scepticisme, ce refus des faits avérés, sur lequel prolifèrent les « fake news », qui gangrènent notre époque.
Au récit biblique de la Genèse, illustré par Haydn dans son oratorio, le metteur en scène et vidéaste allemand confronte donc, voire oppose, une « histoire de la création scientifiquement fondée », depuis le Big Bang jusqu’aux ultimes développements de l’intelligence artificielle.
Et il le fait, en déployant tout un arsenal technologique. Non seulement sur le plateau, au milieu duquel se dressent des murs vidéo LED, mais aussi, principale innovation, dans le Métavers, où les quatre représentations étaient proposées, en direct et en réalité virtuelle, sur la plateforme Sansar (accessible uniquement via Windows, et donc pas aux utilisateurs de Mac, dont nous sommes) – que ceux qui auraient manqué cette immersion, peu ou prou inédite, dans le domaine de l’art lyrique, se rassurent, ils auront la possibilité de se rattraper, jusqu’à la fin de la saison 2023-2024.
Depuis la salle, ces ambitions n’apparaissent, malheureusement, pas portées par une réalisation qui menace, d’emblée, de basculer dans le comique involontaire : ainsi du Prologue parlé, en français, précédant le chaos haydnien – quelle prétention, que ne tempère pas, bien au contraire, la naïveté du propos, partagé entre les trois solistes !
Au point qu’on aura, tout un long du spectacle, éprouvé un certain embarras. Face à ces choristes, déguisés, façon musée de cire, en un aréopage de vingt-neuf scientifiques et philosophes – d’Aristote (384-322 av. J.-C.) à la climatologue allemande Friederike Otto (née en 1982) –, et figés sur les gradins qu’encadrent les écrans.
Ou encore devant cette imagerie, pauvre autant que laide, renvoyant aux balbutiements de l’utilisation du numérique dans le cinéma d’animation – si faire chanter un singe, l’homme de Néandertal, et jusqu’à Albert Einstein, grâce à une caméra de téléphone portable, captant les mouvements faciaux des solistes, peut prêter à sourire, pareil gadget relève, davantage, de l’anecdote que d’une solution d’avenir, du moins à ce piètre niveau de développement.
Il faut attendre l’entrée du robot humanoïde AMECA (mis à disposition par OFFIS, institut de recherche de l’université d’Oldenbourg), escorté de trois manipulateurs, pour éprouver, enfin, une pointe d’émerveillement, face à la fluidité de ses battements de paupières, et bientôt d’angoisse, en songeant à une humanité sur le point d’être dépassée – remplacée ? – par sa propre création. Mais n’est-il pas, déjà, trop tard, comme le suggèrent les avatars virtuels de l’androïde, qui, sur les dernières mesures, prennent possession du jardin d’Éden ?
La seule écoute le révèle, cependant, bien vite : le génie de Haydn, à la fois ancré dans la tradition du genre, en se mesurant, ici, à Haendel, et visionnaire, se situe très au-dessus de ces considérations.
Ainsi qu’elle l’écrit dans le programme de salle, Marta Gardolinska a appris Die Schöpfung, à Vienne, dans des chœurs, et plus spécifiquement sous la baguette d’Erwin Ortner, fondateur de l’Arnold Schoenberg Chor, et de Nikolaus Harnoncourt. La directrice musicale de l’Opéra National de Lorraine a, manifestement, assimilé leur leçon, tant sur le plan de l’architecture d’ensemble que de la conduite de la partition.
Mais elle ne peut faire de miracles, l’orchestre maison accusant les mêmes limites, d’articulation, de couleurs – même en faisant abstraction du point de vue « historiquement informé », qui a refaçonné notre perception de ce répertoire –, que dans Iphigénie en Tauride de Gluck, en mars 2023 (voir O. M. n° 192 p. 57 de mai), tandis que le chœur continue d’être déstabilisé par le vibrato de quelques-unes de ces dames.
Basse plus que baryton, Sam Carl embourbe Raphael – et un peu moins Adam – dans une épaisseur, peu à peu libérée de la gorge, qui nuit à la vivacité du trait, des récitatifs, tout particulièrement. L’éclat dont le ténor américain Jonas Hacker pare Uriel, archange aux élans héroïques, n’en est que plus limpide.
Julie Roset, enfin, dont le tempérament débordant ne pouvait masquer, jusqu’à récemment, une certaine verdeur de l’émission et du son, touche à la perfection. Dans la lignée des sopranos allemandes du mitan du siècle dernier, la jeune Française captive, en Gabriel comme en Eva, par la lumière souriante du timbre, la facilité de l’aigu, le naturel du phrasé et de la vocalise. Ce je ne sais quoi d’indéfinissable, enfin, qu’on appelle la grâce.
MEHDI MAHDAVI