Opéra Bastille, 18 février
Dans le reportage paru dans l’avant-dernier numéro d’Opéra Magazine, Alexander Neef n’en faisait pas mystère : Beatrice di Tenda (Venise, 1833) était une proposition de Peter Sellars, « un ami depuis plus de vingt ans » (voir O. M. n° 199 pp. 24-28 de février 2024). Nul ne saurait reprocher au directeur général de l’Opéra National de Paris de l’avoir acceptée, d’autant qu’elle lui permettait d’inscrire un nouveau titre de Bellini au répertoire de la maison. Et l’un des plus rares, de surcroît ! En revanche, on se demande bien pourquoi le metteur en scène américain tenait tant à se lancer dans l’aventure, si c’était pour produire ce que nous avons découvert à l’Opéra Bastille.
Un point positif, qui laisse d’emblée espérer le meilleur : la beauté du décor unique de George Tsypin, représentant le jardin intérieur d’un palais, bordé d’arcades tapissées d’un fin grillage, derrière lesquelles on distingue des passerelles, où prennent place les chœurs. Ce dédale stylisé de frondaisons, haies, cyprès, globes lumineux, en métal ou matière synthétique, est sublimement éclairé par James F. Ingalls, dans des tons vert feuillage et rouge sang. Les costumes d’aujourd’hui sont nettement moins inspirants, en particulier la vilaine robe kaki pâle, à taille haute, dessinée par Camille Assaf pour Beatrice, mais on ne demande qu’à se laisser convaincre.
Las, Peter Sellars, hormis une mise en place très professionnelle des solistes et des figurants (c’est la moindre des choses, s’agissant d’un metteur en scène aussi doué et réputé !), n’a rien à proposer. La direction d’acteurs, d’ordinaire son terrain d’élection, demeure conventionnelle, statique, comme s’il n’arrivait pas à transcender les contraintes du livret de Felice Romani. Quelles que soient les intentions affichées dans le programme de salle et le reportage mentionné plus haut (« Beatrice di Tenda parle, ouvertement, de dictature, d’injustice, de torture, mais aussi, de façon visionnaire, de cette aspiration de l’humanité à la liberté »), l’avant-dernier opéra de Bellini n’est ni Il prigioniero de Dallapiccola, ni Fidelio.
Quelle est, d’ailleurs, sa place dans l’œuvre lyrique du compositeur ? À titre personnel, je ne partage pas les extases de Peter Sellars et de quelques commentateurs. Voir Beatrice di Tenda sur scène a confirmé les premières impressions ressenties, voici près d’un demi-siècle, à l’écoute de l’intégrale Decca, dirigée par Richard Bonynge, avec Joan Sutherland dans le rôle-titre (1966). L’acte I se traîne, avec de longs récitatifs d’un intérêt très inégal, handicap pas tout à fait compensé par un II nettement plus alerte et resserré, où figurent les plus belles pages de la partition : chœur d’ouverture, concertato du jugement, air de Filippo, trio Beatrice/Agnese/Orombello, cavatine et cabalette finales de Beatrice. À mon goût, on est loin des sommets atteints par Bellini et Romani dans Norma (Milan, 1831), chef-d’œuvre absolu, sans aucune faiblesse.
Si le I se traîne encore davantage dans cette nouvelle production que dans nos souvenirs, c’est aussi parce que Mark Wigglesworth distend les tempi jusqu’à rompre la tension dramatique, avec force pauses et alanguissements superflus. L’Orchestre de l’Opéra National de Paris, que l’on a connu plus homogène et convaincu, en paraît comme anémié, contrairement aux Chœurs, de bout en bout enthousiasmants, sous la conduite de leur cheffe, Ching-Lien Wu.
La distribution n’est pas, non plus, homogène. Aux côtés de deux excellents comprimari (les ténors Taesung Lee et, surtout, Amitai Pati, vrai luxe pour Anichino), Pene Pati rayonne en Orombello. Depuis Luciano Pavarotti, dans l’intégrale Decca susmentionnée, nous n’avions plus entendu pareil soleil dans le timbre, pareille caresse dans le phrasé. Sa conduite du miraculeux trio du II (« Angiol di pace »), dans l’absolu l’une des plus géniales inspirations de Bellini, plonge l’auditeur en transe.
L’Agnese de Theresa Kronthaler, mezzo-soprano allemande appelée à remplacer, avant le début des répétitions, la titulaire prévue, n’en paraît que plus ordinaire – vocalement décente, physiquement avenante, rien de plus. Quant à Quinn Kelsey, il joue admirablement son personnage de tyran, soudain capable de compassion, au II (il est, clairement, le seul à avoir tiré un quelconque profit des semaines de travail avec Peter Sellars).
La voix suit, toujours un peu grise, mais Filippo, taillé sur mesure pour Orazio Cartagenova (1800-1841), basse chantante qui, avec Antonio Tamburini (1800-1876), fit évoluer cette catégorie vocale vers le baryton que nous connaissons, réclame davantage de brillant et d’arrogance.
Tamara Wilson, enfin, force le respect. Comme elle le rappelle volontiers, la soprano américaine a chanté Haendel et Mozart dans ses premières années de carrière : Rodelinda, Donna Anna (Don Giovanni), la Comtesse Almaviva (Le nozze di Figaro). Mais, depuis cinq ou six ans, elle fréquente presque exclusivement le répertoire de grand soprano spinto ou dramatique : Amelia (Un ballo in maschera), Turandot, Tosca, Isolde (Tristan und Isolde), Senta (Der fliegende Holländer), bientôt Brünnhilde (Der Ring des Nibelungen).
Pour Beatrice, Tamara Wilson a fait l’effort, pendant deux mois, de tout remettre à plat, en travaillant pour trouver le juste placement de la voix, afin de rendre à l’émission la souplesse nécessaire à l’écriture bellinienne. Le résultat est, sur ce plan, admirable, l’instrument n’ayant rien perdu, dans l’opération, de sa puissance et de son assurance, notamment dans l’aigu.
Le problème, c’est que l’on entend, en permanence, l’effort accompli. Tamara Wilson contrôle tellement le moindre son, la moindre vocalise, que ce qui paraissait naturel, avec Joan Sutherland, paraît ici appliqué. Or, la liberté dans le cantabile, l’effusion dans la virtuosité, sont des vertus indispensables dans le bel canto dit « romantique ».
Un mot, pour conclure, de la version choisie par les maîtres d’œuvre du spectacle. Un texte dans le programme de salle, signé par le musicologue Franco Piperno, laisse espérer une exécution de sa nouvelle édition critique de la partition (Ricordi), avec notamment la scène finale voulue à l’origine par Bellini, plus longue et, nous dit-on, plus novatrice que celle jouée depuis les années 1960.
Qu’entendons-nous ? Un ersatz de scène finale, sans chœurs, ni reprise de la cabalette « Ah ! la morte a cui m’appresso », dont la brièveté et le côté bâclé donnent la sensation que tout le monde est pressé d’arriver à la conclusion de l’opéra, sans prendre un seul instant en compte les volontés du compositeur. On a l’habitude, me direz-vous. Mais alors, pourquoi évoquer l’édition critique ?
RICHARD MARTET