Teatro Lirico, 9 février
Depuis plusieurs années, le Teatro Lirico de Cagliari met un point d’honneur à inaugurer sa saison avec une rareté, généralement empruntée au répertoire italien : Lo schiavo de Gomes, Palla de’ Mozzi de Marinuzzi, Gloria de Cilea, Cecilia de Refice… Voici le tour de Nerone, l’opéra qu’Arrigo Boito (1842-1918) ne réussit jamais à terminer. Après sa mort, Arturo Toscanini demanda successivement aux compositeurs Antonio Smareglia (1854-1929) et Vincenzo Tommasini (1878-1950) de l’achever, l’ouvrage complété voyant finalement le jour, sous sa direction, le 1er mai 1924, au Teatro alla Scala.
Depuis, contrairement à Mefistofele (Milan, 1868), seul opéra mené jusqu’à son terme par Boito, Nerone n’a jamais réussi à s’imposer au répertoire. Sa dernière reprise d’importance, après des années d’absence, remonte à juillet 2021, au Festspielhaus de Bregenz (voir O. M. n° 176 p. 34 d’octobre). Quant au disque, il n’en offre qu’un reflet imparfait, faute de distributions à la hauteur de l’enjeu, à l’exception des extraits dirigés par Toscanini en personne, à la Scala, en 1948, d’où se détachent Cesare Siepi et Giulietta Simionato (Grammofono 2000).
Ni la soirée dirigée par Franco Capuana, au Teatro San Carlo de Naples, en 1957 (Opera d’Oro), ni le concert de la RAI de Turin, en 1975, avec Gianandrea Gavazzeni à la baguette (Living Stage), ni l’unique version de studio, gravée en 1982, avec Eve Queler au pupitre (Hungaroton), ne peuvent évoquer l’éclat des personnalités, réunies pour la création : le ténor Aureliano Pertile (Nerone), le baryton Carlo Galeffi (Fanuèl), les basses Marcel Journet (Simon Mago) et Ezio Pinza (Tigellino), la soprano Rosa Raisa (Asteria) et la mezzo Luisa Bertana (Rubria).
Signé par lui-même, comme celui de Mefistofele, le livret, en quatre actes (Boito en avait prévu un cinquième, qu’il inclut, puis écarta, plusieurs fois), montre à quel point le compositeur tenait à soigner son évocation de la Rome impériale, à travers une succession de scènes méticuleusement construites, en puisant à une infinité de sources. Reste que la langue a quelque chose de daté, bourrée de tournures tarabiscotées et de néologismes qui, en 1924, paraissaient peut-être déjà déconnectés de l’air du temps.
La musique, elle, est un fascinant kaléidoscope des esthétiques régnant en Europe, au tournant du XIXe et du XXe, sa composition s’étant étalée sur un demi-siècle : Wagner est présent, mais aussi Verdi, le Mascagni de Cavalleria rusticana, le Debussy de Pelléas et Melisande, le Richard Strauss de Salome, Elektra et Der Rosenkavalier… Un jeu d’influences et de réminiscences qui n’empêche, en aucune manière, l’auteur d’imposer un langage éminemment personnel.
Peut-on, pour autant, parler de chef-d’œuvre, comme pour d’autres opéras inachevés du XXe siècle, tels que Turandot et Lulu ? Non. Mais Nerone occupera à jamais une place particulière parmi ces derniers, qui mériterait, d’ailleurs, une étude approfondie. Dans ce que nous avons entendu ici, quelle est, par exemple, la part de Smareglia et, surtout, de Tommasini ? En dehors des ajouts, qu’ont-ils modifié à la demande de Toscanini ?
Confronté à ce magma sonore anguleux, ronflant, mais également soyeux et émouvant (surtout au dernier acte), Francesco Cilluffo ne laisse rien de côté, à la tête de l’orchestre maison, dont il tire des sonorités luxuriantes. C’est lui qui mérite le plus d’éloges, parmi tous les artisans de cette production.
De la distribution, on détachera, d’abord, le vétéran Roberto Frontali, qui met toute son expérience au service d’un Fanuèl tour à tour dédaigneux et plein de pitié, affectueux et désemparé, avec un chant nuancé et parfaitement contrôlé. Franco Vassallo est particulièrement à l’aise en Simon Mago, avec un phrasé et des couleurs extrêmement riches. Et l’on se gardera d’oublier l’émouvante Rubria de Deniz Uzun.
Mikheil Sheshaberidze possède la puissance dans l’aigu, indispensable pour rendre justice au rôle-titre, et maîtrise bien le type de déclamation privilégié par Boito, sollicitant presque constamment la zone du passage. Le personnage, en revanche, est inexistant, la gaucherie de l’acteur accroissant le malaise, notamment dans la scène où Nerone étreint Asteria. Le reste de l’équipe est de bon niveau, le chœur du Teatro Lirico, soumis à rude épreuve par la partition, confirmant ses qualités (merci à son chef, Giovanni Andreoli !).
Difficile, en revanche, d’adhérer à la proposition scénique de Fabio Ceresa. Monumental, le décor de Tiziano Santi fait de l’œil à la période classique et au goût mussolinien, pour évoquer l’Empire romain : colonnes surmontées de fanaux d’allure fasciste ; reproductions du Palazzo della Civiltà Italiana et de la Basilica dei Santi Pietro e Paolo, dans le quartier de l’EUR, ainsi que de l’aigle du Ponte Flaminio, sur le Tibre – trois monuments commencés entre 1938 et 1939.
Les costumes de Claudia Pernigotti mélangent l’Antiquité, revue dans le style péplum, et l’empire colonial italien, avec un Nerone en habit XIXe, orné d’une embarrassante peau de léopard. Quant aux lumières de Daniele Naldi, elles créent des atmosphères efficaces : pénombre des catacombes, flammes et fumées de l’incendie de Rome…
La mise en scène de Fabio Ceresa, enfin, semble vouloir… sans pouvoir, avec, au passage, d’inacceptables fautes de goût, que ne compense pas la bonne gestion des masses. Ainsi de ces hommes-poulains, semblables à ceux que l’on voyait dans la production de Cavalleria rusticana par Emma Dante, faisant tourner, entre leurs mains, un guidon à l’effigie de Mercedes-Benz ; de cette partie de ballon (en marbre), avec ses joueurs portant un numéro au dos du maillot, dont le 11, celui de l’étoile du club de football de Cagliari, Luigi « Gigi » Riva, disparu le 22 janvier dernier ; ou encore de cet omniprésent Apollon, véritable double de Nerone, aux mouvements sinueux.
Applaudissements au rideau final, mais un parterre où l’on remarque des sièges vides.
SERGIO ALBERTINI