Semperoper, 10 février
Quasiment absent des théâtres français, mais mieux connu dans le monde anglo-saxon, Detlev Glanert (né en 1960) est devenu la figure marquante de l’opéra contemporain allemand. Disciple et digne successeur de Hans Werner Henze, il signe, avec Die Jüdin von Toledo, son douzième ouvrage scénique. C’est, une fois encore, une réussite magistrale.
Librement inspiré de la pièce de Franz Grillparzer, publiée en 1872, le livret de Hans-Ulrich Treichel part, comme souvent dans les opéras de Detlev Glanert, de faits à la fois historiques et romancés, pour leur donner une pertinence contemporaine. On y retrouve, sur fond d’antisémitisme, l’éternel conflit entre épanouissement personnel et raison d’État.
À Tolède, en 1195, les différentes communautés religieuses cohabitent à peu près pacifiquement, sous le règne d’Alphonse VIII de Castille (1155-1214). Le couple qu’il forme avec Eléonore d’Angleterre (1161-1214), fille d’Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine, bat de l’aile, quand, un jour, Rahel convainc sa sœur Esther de pénétrer dans les jardins du palais, pour apercevoir le souverain. Le coup de foudre est immédiat, entre le monarque catholique, en pleine crise de la quarantaine, et la jeune juive, de vingt ans sa cadette. Leur relation, au vu et au su de tous, va faire d’autant plus scandale, qu’elle le détourne des affaires du pays.
La reine Eleonore, moins préoccupée par l’infidélité de son époux que par la perte du pouvoir, tente de s’emparer du trône. Au troisième des cinq actes, l’amoureux finit par revenir à Tolède, pour sauver sa couronne. Mais il n’y parvient qu’en sacrifiant sa bien-aimée à la raison d’État et en la reniant ; Rahel est assassinée.
Dirigée avec précision et intelligence par Jonathan Darlington, et bénéficiant des couleurs chatoyantes de l’orchestre maison (Sächsische Staatskapelle Dresden), la partition de Detlev Glanert se révèle d’une force théâtrale remarquable, capable aussi de séduction, et même de sensualité.
On reste, comme pour son précédent opus, Oceane, créé au Deutsche Oper de Berlin, en avril 2019 (voir O. M. n° 151 p. 41 de juin), dans une avant-garde très accessible, qui agglomère les héritages de Henze et Rihm, avec des références à Mahler et Ravel, que revendique explicitement le compositeur allemand, ainsi que quelques bouffées, sans doute, de Schreker ou Zemlinsky.
Le Prélude s’ouvre de façon intime, avec juste quelques notes rêveuses jouées à l’oud, bientôt barrées, puis avalées par la rigueur rythmique d’un invincible déchaînement de cuivres. L’orchestration est riche, mais ne fait jamais obstacle au chant – d’autant que Detlev Glanert a prévu quatre interludes amples, qui permettent aux instruments de s’épanouir.
Les voix sont bien servies par une écriture sur mesure, chacun des quatre principaux solistes pouvant s’illustrer dans des scènes substantielles. Heidi Stober campe une Rahel au soprano clair, mais ferme, brûlante de vie et de passion, face au baryton décidé de Christoph Pohl, Alfonso VIII peu à peu attendri, et dont le chant se fait plus lyrique, jusqu’à ce qu’il retrouve ses habits de chef de guerre.
Lilly Jorstad prête à Esther son beau timbre de mezzo, et l’on regrette juste que son lamento, à la mort de sa sœur, ne soit pas plus long. S’il ne faut pas omettre les deux conseillers, père et fils, incarnés par les excellents Markus Marquardt (baryton-basse) et Aaron Pegram (ténor), on saluera, aussi, Tanja Ariane Baumgartner. Si l’instrument de la mezzo-soprano allemande a un peu perdu de sa profondeur dans le grave, il s’épanouit toujours splendidement dans le médium et l’aigu, l’actrice trouvant, dans le personnage d’Eleonore, l’occasion d’exprimer tout son mordant.
Déjà aux commandes de la création d’Oceane, Robert Carsen est de retour, avec un spectacle élégant, qui joue de la dualité entre le passé (des éléments de décors historiques stylisés, traçant un espace qui dit l’absence d’intimité par sa volatilité) et le présent (des costumes contemporains, et surtout la projection, au finale, d’images de destructions, qui peuvent être d’Ukraine autant que de Gaza).
Et comme, justement, les thématiques de l’opéra ont retrouvé une actualité trop brûlante depuis qu’il a été conçu, le réalisateur canadien ose un très excusable détournement du livret, en ajoutant, pendant la scène d’amour du II et l’interlude qui suit, un moment œcuménique, où des représentants des trois religions monothéistes fraternisent et partagent le pain.
Histoire de ménager, dans la soirée, une plage d’espoir, avant le pogrom, accompagnant l’assassinat de Rahel, et la bataille finale, où les soldats s’entretuent.
NICOLAS BLANMONT