Grand-Théâtre, 3 février
En 2022, l’Opéra National de Bordeaux a lancé un projet consistant à « revisiter » les grandes œuvres lyriques dans des formats réduits, avec de jeunes chanteurs. Après une première édition de cette « Académie », consacrée, l’an passé, à Dido and Aeneas, voici La traviata, avec un cahier des charges important : trois chanteurs, quatre instrumentistes, et un temps de répétition limité.
Cette relecture, résolument contemporaine, entend casser les codes de l’opéra, en étant plus proche du théâtre musical. En effet, des répliques en français viennent s’intercaler entre les parties chantées – soit traduction littérale, soit rajouts purs et simples, par rapport au livret de Piave, le metteur en scène Eddy Garaudel voulant, ainsi, réinjecter un peu de La Dame aux camélias dans le « melodramma » de Verdi.
Côté musique, la compositrice française Lise Borel (née en 1993) a, non seulement, redistribué les voix de l’orchestre aux instruments présents (accordéon, harpe, piano, vibraphone et percussions), mais s’est aussi attachée « à reprendre les lignes vocales mélodiques dans leur exacte originalité et à les inscrire dans une nouvelle harmonie, un nouvel univers sonore ».
Nous avions assisté, en novembre dernier (voir O. M. n° 198 p. 10 de décembre-janvier 2023-2024), à la présentation de fin de résidence à la Ferme de Villefavard, dans le Limousin, où était donné le seul acte I, qui, quoique fort coupé et réécrit, était relativement préservé dans son déroulement. Malheureusement, le résultat final nous laisse très perplexe.
On accepte volontiers la pauvreté des décors, limités à quelques accessoires, tout comme la réduction à trois personnages. Mais le montage prend des allures de « massacre à la tronçonneuse ». Le pire est atteint au II : Violetta disparaît aussitôt après sa confrontation avec Germont père – sans doute la scène clé de l’opéra –, Alfredo surgit au milieu des déménageurs, vidant déjà la maison, trouve le billet fatal, puis s’effondre en maudissant d’une phrase l’infidèle. Son père a à peine le temps d’arriver pour le consoler, que le fils est déjà reparti !
De même, lors de la fête chez Flora, présentée dans le synopsis comme « d’une débauche sans pareille », l’ellipse tourne au gag : Violetta entre pour lancer d’emblée « Ah, perché venni, incauta ! », Alfredo joue aux cartes deux secondes avec l’accordéoniste, puis insulte la courtisane en lui jetant des billets à la figure, tandis que son père a, une fois encore, à peine le temps d’arriver, que tout est déjà fini !
Musicalement, le compte n’y est pas non plus. Certes, quelques moments sont, soudain, éclairés d’une couleur sonore insolite. Mais la dramaturgie verdienne ne repose pas sur la seule beauté des mélodies : elle s’appuie, aussi, sur le cadre harmonique et rythmique de l’orchestre. Passons, également, sur les deux intermèdes dus à Lise Borel, d’une grande insignifiance, et qui permettent, surtout, des changements de décor un peu longuets.
Car le rythme de la soirée est aussi un problème, avec beaucoup de blancs. D’autant que le parti pris d’alternance entre parlé et chanté ne fonctionne pas, tant à cause de la chute d’intensité expressive qu’il induit, que parce que le texte est souvent inintelligible – surtout quand il est parasité par un fond musical façon « mélodrame », comme c’est, par exemple, le cas pour la lecture de la lettre, alors même qu’il s’agit d’une des plus belles trouvailles expressives de l’œuvre.
Heureusement, Violetta trouve en Deborah Salazar une artiste engagée, très à l’aise en scène. Son instrument, plutôt léger, se déploie avec un beau cantabile dans « Ah, fors’è lui », avant un « Sempre libera » maîtrisé, et conclu par un contre-mi bémol facile. En revanche, la soprano franco-mexicaine n’a pas encore l’ampleur requise par les passages les plus dramatiques, même dans un tel contexte.
Contrairement à elle, Davide Tuscano et Yosif Slalov ont déjà interprété leurs rôles, et c’est un peu dommage, car ce projet expérimental aurait, sans doute, mérité d’être défendu par des chanteurs vierges de toute tradition, pour davantage de fraîcheur.
Le premier est un Alfredo ardent, au timbre solaire, mais l’incarnation paraît peu raffinée, et le ténor italien couvre trop sa partenaire dans leurs duos. Le second montre, aussi, une bonne voix, quoique volontiers claironnante. La partie de Germont père a, toutefois, été si coupée, que le baryton bulgare n’a guère de place pour développer un personnage.
On sort frustré de cette Traviata, non pas tant « revisitée » qu’altérée, et comme vidée de sa substance dramatique.
THIERRY GUYENNE