Théâtre du Capitole, 31 janvier
Die Frau ohne Schatten à l’affiche d’un théâtre français, pour la deuxième fois de la saison : l’événement est suffisamment rare pour être souligné. En octobre dernier, l’Opéra de Lyon avait fait le choix d’une nouvelle production, dont Mehdi Mahdavi avait décrit, dans ces colonnes, les atouts et les limites (voir O. M. n° 198 p. 60 de décembre-janvier 2023-2024). L’Opéra National Capitole Toulouse a préféré reprendre, avec la « collaboration artistique » de Stephen Taylor, le spectacle de Nicolas Joel (disparu en 2020), créé en octobre 2006.
Dix-huit ans plus tard, ce que l’on voit a, pour principal mérite, la lisibilité : le spectateur découvrant l’ouvrage comprend tout ce qu’il se passe dans le livret, complexe et chargé de symboles, d’Hugo von Hofmannsthal. Comme la regrettée Monique Barichella le signalait, à l’époque (voir O. M. n° 13 p. 60 de décembre 2006), le climat esthétique des imposants décors d’Ezio Frigerio et des beaux costumes de Franca Squarciapino évoque, surtout dans la scène finale, les couleurs et les formes de Klimt, ainsi que de la peinture italienne post-symbolique. Manque, cependant, une direction d’acteurs, les chanteurs donnant souvent l’impression d’être abandonnés à eux-mêmes.
Nettement plus homogène et performante que celle réunie à l’Opéra de Lyon, la distribution concoctée par Christophe Ghristi, directeur artistique de la maison, accomplit un sans-faute. Sur le papier, nous avions quelques craintes concernant Ricarda Merbeth, Impératrice toute de lyrisme et de sensibilité, en 2006, et reconvertie, pour l’occasion, en Teinturière. En trente-cinq années de carrière, le vibrato de la soprano allemande s’est, en effet, considérablement élargi, au point d’échapper à tout contrôle, lors de récentes Brünnhilde (Der Ring des Nibelungen) et Isolde.
Rien de tel ici, le rôle étant écrit de telle manière que la voix et l’intonation ne fluctuent qu’à de rares moments. Pour le reste, l’endurance, la robustesse du médium, l’arrogance et la puissance de l’aigu laissent pantois. Ricarda Merbeth trouve, de surcroît, un Barak bien assorti, en la personne du baryton américain Brian Mulligan, d’une humanité bouleversante dans son envie de récupérer l’amour de son épouse et d’avoir des enfants avec elle.
Comme on l’espérait, après ses exceptionnelles Turandot (à l’Opéra National du Rhin) et Elisabeth de Tannhäuser (à Bayreuth), l’été dernier, Elisabeth Teige est une Impératrice d’exception, qui, pour sa prise de rôle, se hisse d’emblée au niveau de la meilleure titulaire actuelle : Elza van den Heever. On ne sait qu’admirer le plus, chez la soprano norvégienne, entre la rondeur et le crémeux du timbre, la lumière et la facilité de l’aigu, et l’émotion du phrasé. Inutile, dès lors, de la comparer à sa consœur franco-sud-africaine. Mieux vaut se réjouir de disposer, vingt-cinq après la disparition de l’immense Leonie Rysanek, de deux interprètes d’un tel calibre pour incarner l’Impératrice.
Sans se hisser sur les mêmes sommets, notamment en termes d’expressivité, Issachah Savage campe un Empereur d’une assurance et d’une solidité époustouflantes. La manière dont le ténor américain franchit, comme si de rien n’était, les écueils d’une tessiture inhumaine, en fait le meilleur titulaire que nous ayons entendu récemment.
Trait d’union entre le couple humain et le couple impérial, Sophie Koch rend justice à toutes les facettes du personnage fascinant de la Nourrice. D’une élégance scénique souveraine, la mezzo française s’est, comme toujours, parfaitement préparée pour ses débuts dans le rôle. Elle se joue des pièges de l’écriture sans trahir la moindre faiblesse, avec une intelligence du chant admirable (voir la manière dont elle évite d’appuyer le grave, à l’acte I, pour ne prendre aucun risque vocal).
Les seconds plans sont tous impeccablement distribués, avec une mention pour l’exemplaire Messager des Esprits de Thomas Dolié, que l’on connaissait surtout dans le répertoire baroque, et le très présent Pierre-Emmanuel Roubet, en Apparition d’un jeune homme.
Avec Frank Beermann, l’Opéra National Capitole Toulouse a trouvé un électrisant serviteur du répertoire allemand. Après Parsifal, Elektra et Tristan und Isolde, il se déchaîne dans Die Frau ohne Schatten, à la tête d’un somptueux Orchestre National du Capitole. Osant d’enivrantes lenteurs, dans les passages où la mélodie est reine (finale du I, dialogue entre l’Impératrice et le violon solo, au III), il contrôle admirablement le volume de sa phalange dans les paroxysmes, pour ne jamais couvrir les voix. Un exploit, dans une salle où la fosse a souvent tendance à sonner trop fort !
Une reprise musicalement somptueuse, qui devrait inciter l’Opéra National de Paris à reprogrammer cet absolu chef-d’œuvre, absent de ses affiches depuis seize ans.
RICHARD MARTET