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Asmik Grigorian, Turandot au-delà de l’émotion à Vienne

10/01/2024
Jonas Kaufmann (Calaf) et Asmik Grigorian (Turandot). © Monika Rittershaus

Staatsoper, 19 décembre

Après La Bohème dans une navette spatiale, à l’Opéra National de Paris, quelle surprise – bonne ou mauvaise, car quelques spectacles contestables, sinon ratés, ne doivent pas faire oublier que l’Allemand est un des grands metteurs en scène lyriques d’aujourd’hui – Claus Guth allait-il réserver au public du Staatsoper de Vienne, dans Turandot ?

Une relecture – ce qui n’en est, certes, pas une – de l’ultime ouvrage, inachevé, de Puccini, à la lumière de deux, au moins, des contemporains du compositeur : Sigmund Freud, de deux ans son aîné, et mort quinze ans après lui, et Franz Kafka, son cadet d’un quart de siècle, disparu un peu moins de six mois avant lui.

Du premier, Etienne Pluss cite – assez littéralement pour qu’aucun doute ne soit permis –, dans le décor du II, la porte de l’appartement viennois, avec son armature métallique servant de base à un réseau de verrous éminemment complexe, à la fois rigoureusement quadrillé et labyrinthique, qui clôt, ici, la chambre de Turandot, inaccessible, ou plutôt interdite, au I.

Du second, la dramaturgie reprend, en creusant la distance avec la Chine légendaire du livret – encore que quelques motifs floraux, ici et là disséminés, puissent l’évoquer –, l’atmosphère angoissante d’un enfer bureaucratique, au sein d’une dictature où toute la population, jusqu’aux enfants, arbore plus ou moins le même costume, vert d’eau, et la même perruque, que son empereur.

Vision cauchemardesque, en somme, et qui suit, à bien des égards, l’absence de logique du rêve, sans pour autant contrarier la narration du conte. Calaf surgit dans cet univers depuis les dessous, en brisant le plancher, et s’y retrouve prisonnier, en même temps que confronté à son père et à Liù, silhouette noire, comme une préfiguration de la mort, déjà, qui l’attend.

Turandot, flanquée de quatre poupées – masques blancs et robes roses –, vit, chevelure et tenue immaculées, réfugiée dans cette enfance, où les vidéos suggérent, sans que le flou ne permette de rien préciser, qu’elle a subi un traumatisme, confondu avec le tragique destin de son aïeule.

Ce théâtre, toujours de haute précision – la signature de Claus Guth –, supérieurement lisible, et sans rien de gratuit, se double, souvent, d’une ironie grinçante, qui le rend, de bout en bout, captivant. Et évite le côté plaqué, corollaire trop souvent inévitable de ce genre de dramaturgie censément psychanalytique, ou assimilée.

Le choix du finale original d’Alfano, rejeté par Toscanini, permet, en outre, un développement psychologique passionnant du retournement de la princesse, devenu, ici, une authentique rencontre entre une femme et un homme. D’autant que le chemin qu’ils font l’un vers l’autre débouche, à rebours de tant de productions contemporaines récentes, sur l’affirmation de leur amour.

A fortiori dans un monde où celui-ci est une anomalie : empêchés de s’étreindre par le décorum, Turandot et Calaf arrachent les écharpes symbolisant le pouvoir que leur union doit perpétuer, et s’évadent en courant, par la porte d’une armoire métallique – pied de nez fort réjouissant à une tradition grandiloquente, qui achève de convaincre de ce regard neuf posé sur l’ouvrage, d’ailleurs plutôt bien servi, ces derniers temps, en la matière.

Prévu à l’origine, mais retiré des podiums, pour au moins un an encore, afin de soigner un cancer, Franz Welser-Möst l’aurait, sans doute, puccinien très occasionnel, traduit en sons. Ce n’est, manifestement, pas ce que recherche son remplaçant, Marco Armiliato, dont un texte, publié dans le programme de salle, réfute le caractère moderniste, communément admis, de la partition.

Au pupitre, en novembre dernier, pour la reprise du spectacle de Robert Wilson, à l’Opéra Bastille, où il concluait déjà – par complaisance envers le public ? – « Nessun dorma ! » par une cadence triomphale, au détestable mépris de l’enchaînement, et de la continuité, voulus par le compositeur, ce chef de répertoire avant tout obtient, à la tête de forces viennoises invariablement somptueuses, un résultat sensiblement différent. Qui tient, probablement, davantage à la configuration et à l’acoustique de la salle, avec sa fosse très haute et grande ouverte, où l’orchestre se déploie en majesté, qu’à sa direction – quoique ses arêtes paraissent plus saillantes.

Les oreilles étaient, de toute façon, braquées sur les deux protagonistes, formant, de surcroît, un couple inédit : Jonas Kaufmann, en prise de rôle scénique, après l’enregistrement de studio, réalisé à Rome, en 2022 (Warner Classics), et Asmik Grigorian, pour ses débuts, plus audacieux qu’inattendus – mais sa Lady Macbeth, en août dernier, au Festival de Salzbourg, a prouvé que rien ne lui résistait –, en Turandot.

La seconde, au moins au II, éclipse le premier. Question de type d’émission, passant l’orchestre sans effort, et avec, même, un tranchant d’une impressionnante constance, quand le ténor allemand, hormis lorsqu’il est à découvert, reste assez lointain, voire mat.

Si le phrasé et sa dynamique le placent, incontestablement, très au-dessus de l’ordinaire des Calaf, Jonas Kaufmann n’en paraît pas moins engoncé, y compris physiquement, dans un héroïsme qui, désormais, se heurte, par exemple, à des aigus, certes assumés de front, mais moins longuement tenus – tandis que le contre-ut, optionnel, de la fin du II, n’est (pas tout à fait) atteint avec une délicatesse ardente, contrastant avec l’exploit sportif que tous les autres en ont fait.

Pour sa partenaire, la distinction, théorique, entre lirico et drammatico tombe – et puis, qu’une Salome, plutôt qu’une Elektra, se mesure à Turandot, est tout sauf absurde. Surtout avec une telle longueur de souffle, et donc de ligne, une palette de nuances aussi, que même les plus grandes titulaires n’ont pas osées.

Actrice incandescente, Asmik Grigorian s’impose, d’emblée, bien au-delà du chant pur : d’où vient cette voix, à laquelle quelques notes d’un « In questa reggia » irréel et, en même temps, si profondément, mieux, intimement, ressenti, suffisent, en vérité, à nous submerger d’émotion ?

Kristina Mkhitaryan lui oppose, en Liù, une expression et une pulpe plus brutes, mais aussi, dans les filati comme le plein épanouissement du timbre, une lumière chaude, qui va droit au cœur, et le déchire.

Les comprimari, Timur y compris, reviennent, quant à eux, à des membres, piliers comme nouvelles recrues, de la troupe du Staatsoper, ajoutant un supplément d’authenticité – celle d’un véritable ensemble – à cette Turandot d’exception.

MEHDI MAHDAVI

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