Opéras Turandot entre la vie et la mort à Naples
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Turandot entre la vie et la mort à Naples

20/12/2023
Yusif Eyvazov (Calaf) et Sondra Radvanovsky (Turandot). © Luciano Romano

Teatro di San Carlo, 9 décembre

En présentant sa quatrième saison à la tête du Teatro di San Carlo, Stéphane Lissner avait annoncé, pour cette Turandot inaugurale, une « nouvelle proposition ». Pas de décors en escalier, pas de « chinoiseries », pas de fastes en carton-pâte. Ce qui est déjà une petite révolution, pour un public peu enclin aux surprises esthétiques. Vasily Barkhatov, astre montant de la mise en scène, qui débutait, à cette occasion, en Italie, aura honoré la commande – peut-être même au-delà des attentes.

Avant le lever de rideau, un film, en noir et blanc, montre les deux protagonistes en voiture : un couple ordinaire. Lui (Calaf), après la mort de son père (Timur), voudrait l’épouser ; mais elle (Turandot), terrorisée par la gent masculine, s’y oppose farouchement – n’est-ce pas, d’ailleurs, l’amour de cet homme qui a poussé une autre (Liù) au suicide ? La dispute vire à la tragédie : appel de phares, crash assourdissant, puis le saut dans le noir.

Au début du I, voici, en fond de scène, une carcasse de voiture à la verticale, avec des pompiers autour de l’homme inanimé. Quelques vers de Dante nous éclairent : l’âme de Calaf s’en va au royaume des morts. Quant à son corps, il est enfermé dans une salle d’opération, qui monte ou descend des cintres. Tout autour, une foule de créatures fantomatiques rôde entre les colonnes d’une église, où le héros croise les spectres de Timur et de Liù, qui tentent de le retenir chez eux.

C’est le moment du choix face à la mort imminente : les épreuves de la vie, ou bien le repos éternel, loin de l’amour. En voyant Turandot accablée de douleur à son chevet, la décision de Calaf est prise.

Situation inverse, au II : c’est maintenant Turandot qui se voit plongée dans l’agonie, une fois que les les trois infirmiers (Ping, Pang et Pong) ont appliqué leur routine médicale. Avec le jeu des énigmes – devant la momie de l’Empereur (Altoum), réexhumée pour l’occasion –, elle ne fera que quémander une raison de vivre à celui qui, seul, peut briser sa cuirasse.

On peut discuter la pertinence d’une telle approche, faisant de la fable exotique une projection mentale. Mais le tout est mené avec une intelligence et une cohérence exemplaires. Et ce, jusqu’au climax du III, où l’on rembobine la vidéo du début.

Cette fois-ci, après les regards de terreur, voici le soulagement, grâce à un coup de volant donné in extremis. Tout n’était donc qu’un mauvais rêve, une suggestion engendrée par la peur devant un accident évité de justesse. C’est par ce choc émotionnel que se justifie le revirement de Turandot, troquant la cuirasse pour la robe nuptiale, lors d’un finale au goût de happy end hollywoodien.

Au-delà de l’inévitable clivage qui traverse la salle aux saluts – une bordée de huées se mêle aux ovations –, il faut reconnaître que le travail du metteur en scène russe, débordant d’inventivité, n’a rien d’une provocation. Un spectacle captivant, qui tient en haleine, sans que ni la dimension fantastique, ni la profondeur psychologique s’en trouvent dénaturées, porté de bout en bout par une direction d’acteurs affûtée.

Ce qui fait l’unanimité, en revanche, c’est la réussite musicale. À commencer par une distribution sans faille, dominée par la Turandot de Sondra Radvanovsky – bel et bien au rendez-vous, après avoir renoncé à la reprise du spectacle de Robert Wilson, à l’Opéra National de Paris, en novembre dernier. La soprano américano-canadienne met sa voix prodigieuse de longueur, d’homogénéité, de puissance et de souplesse, au service d’une incarnation tout sauf marmoréenne. On peine à croire qu’elle n’en soit qu’à sa deuxième production scénique (après celle de Zurich, en juin 2023, précédée de l’intégrale discographique, enregistrée en 2022, chez Warner Classics), tant le rôle semble taillé sur mesure pour son format dramatique et sa discipline belcantiste.

Le Calaf de Yusif Eyvazov impressionne plus qu’il ne séduit : son ténor, certes, n’a ni l’éclat, ni la rondeur envoûtante des plus brillants titulaires, mais sa vaillance est sans limite, allant de pair avec une diction parfaitement sculptée et quelques prises de risque (le quadruple contre-ut sur « Ti voglio ardente d’amor ! », au II). De quoi imposer un héros brûlant de vitalité.

Tendre sans mièvrerie, digne sans sécheresse, Rosa Feola est, auprès du noble Timur d’Alexander Tsymbalyuk, une Liù stylée, rachetant une certaine pâleur de l’aigu par la grâce du phrasé, le soin des demi-teintes, la splendeur du legato.

Entouré de chœurs à la cohésion et au mordant impeccables, le Ping du baryton Roberto De Candia s’impose, par l’aisance théâtrale et l’autorité vocale, sur ses deux complices, les ténors Gregory Bonfatti et Francesco Pittari. Du côté des comprimari, outre le Mandarin solennel de Sergio Vitale, c’est l’Altoum de Nicola Martinucci, officiellement retiré de la scène depuis un ultime Calaf, en 2009, qui fait sensation, du haut de ses 82 ans, grâce à une technique faisant des prodiges sur un instrument désormais élimé.

En fosse, Dan Ettinger peint une fresque luxuriante, distillant une panoplie de couleurs aux mille nuances, dans une lecture analytique privilégiant le soin des détails, avec des tempi élargis, des transitions étirées, parfois au détriment de la tension dramatique.

Une marque d’admiration, non exempte de volupté, pour une partition dont l’opulence d’écriture s’en trouve transcendée, y compris dans le finale d’Alfano (donné dans l’habituelle version courte), qui apparaît, enfin, sous un jour favorable.

PAOLO PIRO

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