Opéra, 2 décembre
Inclassable parmi les inclassables, l’opéra psychédélique de la rock-star américaine Frank Zappa (1940-1993) aura dynamité, avec un aplomb inouï, les habitudes du public de l’Opéra Nice Côte d’Azur, venu en masse découvrir cette rareté absolue. Ouvrage hybride s’il en est, 200 Motels (The Suites) est, indéniablement, un objet déroutant pour tout amateur d’effusions lyriques « traditionnelles ».
Protéiforme, l’œuvre – ici, la version scénique du film pseudo-documentaire, sorti en 1971, avec Ringo Starr dans le rôle de Zappa – retrace, sans complexe, le quotidien déjanté du groupe de rock The Mothers of Invention, échouant de motel en motel, lors d’une tournée à travers différentes villes des États-Unis.
Sur ce simple postulat, Frank Zappa crée une fresque sonore délirante et grandiose, où orchestre symphonique, musiciens rock et pop, percussionnistes, chœur et chanteurs solistes rivalisent d’énergie, d’inventivité, et cohabitent avec brio. Il faut dire que le compositeur met toute sa folie créatrice au service de « son » opéra. Que ce soit pour la musique ou la dramaturgie, il laisse libre cours à sa fantaisie, même la plus potache.
Iconoclaste et idéaliste, Frank Zappa prend, de fait, un malin plaisir à défendre et exprimer ses convictions les plus intimes, les plus subversives. Entre désir irrépressible de liberté, prises de position contre le puritanisme (la thématique récurrente du sexe est abordée de manière frontale, tout au long du récit) et critique acerbe de la société de consommation, l’œuvre ne recule devant aucune provocation, pour étayer au mieux ses propos.
Dans cette optique, le vocabulaire cru et fleuri de certaines tirades mémorables aura, sans doute, heurté nombre d’oreilles sensibles dans l’assistance. Pourtant, face à un kaléidoscope théâtral et musical aussi bouillonnant et singulier, on ne peut qu’être emballé, voire subjugué.
Il va sans dire que ce type de partition doit être défendu avec un zèle incroyable, une conviction inébranlable. À tous égards, les forces réunies ici se montrent brillantissimes. À quelques interprètes près, la production, réglée avec beaucoup d’acuité et d’esprit par Antoine Gindt, est la même que celle qui fut créée, en 2018, à Strasbourg, dans le cadre du Festival Musica, puis donnée, quelques mois plus tard, à la Philharmonie de Paris.
Outre une mise en scène ingénieuse – l’action, filmée en temps réel, se déroule simultanément sur le plateau et sur grand écran –, des costumes bariolés d’inspiration « seventies », un décor blanc circulaire, aux allures de show télévisé, des vidéos et des éclairages très étudiés, la réussite du spectacle doit beaucoup aux talents complémentaires des huit fantastiques chanteurs-acteurs, qui rivalisent d’esprit et d’aisance.
Parmi les nombreuses séquences improbables qui émaillent le spectacle, on retiendra, pêle-mêle, celle de la journaliste Janet, incarnée par Emilie Rose Bry, en train de prendre du bon temps avec une baudruche de forme phallique ; l’air country hilarant entonné par Cowboy Burt, rôle tenu par Lionel Peintre ; l’étrange petite cantate, The Pleated Gazelle, scrupuleusement hululée par Mélanie Boisvert… Mais aussi le génial hymne Penis Dimension, ou encore l’ultime prière chorale, adressée à l’humanité tout entière – le Chœur de l’Opéra de Nice s’y illustre avec ardeur.
Il faut, bien sûr, saluer la remarquable ductilité de l’Orchestre Philharmonique de Nice. Sous la direction passionnée et analytique de Léo Warinsky, il parvient, sans effort apparent, à s’approprier cette musique pourtant très versatile, qui résonne parfois comme du Varèse.
Dans son sillage, le groupe The HeadShakers et l’ensemble Les Percussions de Strasbourg ne sont évidemment pas là pour faire tapisserie. Ils irisent, juste comme il faut, la partition par leurs sonorités propres.
Une œuvre très singulière, certes, mais diablement bien défendue.
CYRIL MAZIN