Nationaltheater, 9 novembre
Le Bayerische Staatsoper de Munich avait-il vraiment besoin d’une nouvelle production des Nozze di Figaro ? La précédente, signée Christof Loy, et sévèrement décriée par Laurent Barthel (voir O. M. n° 134 p. 53 de décembre 2017), aura, certes, assez raisonnablement fait de l’usage, en cinq ans – quoique inévitablement moins que celle de Dieter Dorn, restée au répertoire deux décennies durant. Dans l’absolu, donc, non — a fortiori à une époque, où les questions de durabilité imposent de ne pas détruire trop promptement ce qui n’a pas manqué de mobiliser des moyens importants…
Il n’en est pas moins vrai que le spectacle d’Evgeny Titov, nouvelle coqueluche du théâtre lyrique – qui l’aurait donc probablement monté, tôt ou tard, dans une autre maison –, en valait la peine. Et, d’abord, pour une direction d’acteurs d’une inventivité constante, quoique sans aller forcément à l’encontre de certaines situations et postures obligées, ni, pour autant, chercher à les mettre à distance, par un second degré censément parodique. Car c’est bel et bien une « folle journée », que le metteur en scène kazakh (dés)ordonne.
Dans l’espèce de vestibule crasseux, offert en guise de chambre aux futurs mariés, trône un bien curieux fauteuil, recouvert de tissu à fleurs capitonné : engin de torture ou machine à sexe – avec écarteur et godemichés métalliques aux formes les plus variées –, peut-être les deux à la fois, qu’il est venu le temps, pour le Comte, de dissimuler aux regards de notre époque réprobatrice…
D’aucuns l’auraient érigé en concept. Mais il n’est, heureusement, et malgré son retour, in extremis, pour inverser le rapport entre dominant et dominés, qu’un accessoire, dans un château dont les murs suintent, entre rouille et moisissure, une forme de décrépitude. Encore que la chambre de la Comtesse, en partie occupée par un énorme, et plutôt informe, canapé rose layette, ait commencé à être repeinte dans cette même couleur – chantier manifestement laissé en plan.
Demeure ou prison, où aucune fenêtre ne laisse entrer la lumière du jour ? C’est d’ailleurs par une bouche d’aération que Cherubino prendra la fuite, tandis qu’une trappe menant vers une cave rend l’endroit, ce quasi-château de Barbe-Bleue, encore plus insolite, sinon inquiétant.
Avec son mobilier « design », et ses parois lambrissées, le bureau du maître des lieux a, pour sa part, été mis au goût du jour. Posé, tel un trophée, sur la table, un pied de cannabis en pot ne révèle pas, encore, l’origine de l’aisance financière des Almaviva : après l’air de Barbarina, le mur du fond se soulève, pour laisser apparaître, dans son envergure quasi industrielle, une serre de culture de cette plante fort lucrative, où se dérouleront la partie de cache-cache et les ébats empêchés du IV.
Sans doute pareil traitement pourrait-il virer à la farce un peu vulgaire, à tendance gentiment SM, autant que dans l’air, très superficiel, du temps, si une galerie de personnages, caractérisés avec brio, n’en affirmait la cohérence. Un tel spectacle tiendra-t-il vingt ans ? Rien n’est moins sûr. Mais le premier volet de la « trilogie Mozart/Da Ponte » y retrouve une fraîcheur, une impertinence même, qu’on ne lui avait plus connues depuis longtemps. D’autant que le rythme, pierre d’achoppement de tant de lectures pseudo-conceptuelles, réfractaires à la comédie, ne fléchit pas.
Stefano Montanari l’en empêcherait, de toute façon. Le geste, ou plutôt l’agitation ostentatoire qu’il déploie, tant au pupitre qu’au pianoforte, a, indéniablement, quelque chose d’outrancier, qui se complairait dans un narcissisme maniéré. Si, du moins, le chef italien n’avait, aux commandes du très éminent Bayerisches Staatsorchester – « baroquisé », non seulement par un jeu senza vibrato, mais aussi une effervescence, dont des cuivres pétaradants ne sont qu’un signe parmi d’autres –, l’inestimable don de rendre imprévisible, par la mobilité, et la vélocité, parfois extrême, de ses tempi, cette musique, que l’on croyait connaître par cœur. Ou d’en donner l’illusion – ce qui est le propre du théâtre. D’autant que sa ponctuation pleine de verve, savoureusement freestyle, comme improvisée, en somme, des récitatifs, rend ces Nozze encore plus palpitantes.
Il le faut, pour compenser des formats, dans l’ensemble, trop légers pour la vaste salle du Nationaltheater. Avery Amereau fait exception, vrai et beau mezzo – enfin ! – en Cherubino. À ceci près que la chanteuse américaine se dit contralto… C’est, toutefois, Elsa Dreisig qui passe le mieux la rampe, s’attirant, sans l’avoir aucunement cherché, des applaudissements prolongés dans le silence précédant la reprise de « Dove sono » – à Munich, vraiment ? Le rai de lumière du timbre reste, néanmoins, trop droit pour la Comtesse, alors même que l’instrument plus léger de Louise Alder charme, en Susanna, par des galbes qui font défaut à la soprano franco-danoise.
Eirin Rognerud est une Barbarina d’autant plus touchante que tremblante, tandis que Dorothea Röschmann se déchaîne, Marcellina aux costumes aussi improbables que le couple qu’elle forme avec Willard White, Bartolo inhabituellement distingué, même si la voix n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut.
Huw Montague Rendall est une merveille de naturel et d’agilité scéniques, mais comme son Comte peine à se faire entendre ! Konstantin Krimmel prend, dès lors, l’avantage, grâce à la netteté de l’italien et de l’émission d’un Figaro que n’alourdit pas la faconde plébéienne d’une certaine tradition et, par là même, d’une irrésistible éloquence.
MEHDI MAHDAVI