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Asmik Grigorian, une Salome qui laisse pantois à Hambourg

11/12/2023
Asmik Grigorian (Salome). © Monika Rittershaus

Staatsoper, 8 novembre

L’appartement où se joue, durant la fête d’anniversaire d’Herodes, la tragédie de Salome, est le même que celui dans lequel avait été scellé le destin d’Elektra, selon Dmitri Tcherniakov, voici deux saisons, au Staatsoper de Hambourg, déjà (voir O. M. n° 179 p. 37 de février 2022).

Quelques années plus tard, sans doute, puisque, après le triple féminicide perpétré par un tueur en série se faisant passer pour Orest, les murs ont été repeints, les meubles changés, dans un esprit plus froidement « design », et que les étagères des bibliothèques, alors encombrées de livres, disques et autres bibelots, accueillent désormais une impressionnante collection de têtes sculptées, de matières et origines diverses.

Le metteur en scène russe souligne, en les abordant tel un diptyque, l’évidente parenté entre les deux opéras composés par Richard Strauss dans le désordre chronologique de leurs intrigues – historico-biblique pour Salome (1905), mythologique pour Elektra (1909) –, et dès lors rendus à leur succession logique, sans que ne subsiste, dans le second volet, davantage de traces du début de l’ère chrétienne, que le premier n’en révélait du temps de la guerre de Troie.

Parenté de forme, dramatique et musicale : un acte unique, et sans répit. Mais, surtout, entre les héroïnes éponymes, l’une et l’autre orphelines de père, chassé du lit de leurs mères respectives, puis du trône, et lâchement assassiné, sous l’ordre, ou avec l’aide, ou du moins l’aval, de ces dernières.

C’est pourquoi Dmitri Tcherniakov a voulu, pour Herodias et Herodes, les mêmes interprètes que ceux de Klytämnestra et Aegisth – Violeta Urmana, au mezzo encore affûté, bien que d’une projection amoindrie, et John Daszak, colosse à la fois libidineux et pitoyable, autant que stentor, quoique d’une raideur époumonée à la limite d’être rédhibitoire, dans ce rôle où il a fait preuve, ailleurs, et très récemment encore, d’une tout autre intégrité vocale.

Salome, c’est évident, a été abusée, enfant, puis adolescente, et souvent, assurément, par son beau-père – sa mère savait, qui est restée indifférente, comme elle l’est encore vis-à-vis de sa fille. C’est ce que s’attache à exposer, sous une lumière crue, quoique sans impudeur, le fer de lance – certes quelque peu émoussé, au vu de ses derniers spectacles – des iconoclastes du théâtre lyrique.

Salome, « drame psychologique saisissant », c’est lui qui le dit. Bien plus que son Elektra, assurément, dont les ficelles, et la conclusion, étaient trop prévisibles. Mais sans, curieusement, tenir en haleine jusqu’au bout. La direction d’acteurs n’en agit pas moins comme une suite de fulgurances, et ce dès les premières répliques des convives, réunis autour de leur hôte, ridicule dans son costume à fleurs, avec ses cheveux gominés, et cette petite moustache, d’un noir de jais, qui lui donnent l’air, méprisable, d’un vieux beau, flanqué d’une épouse attifée telle une reine de pacotille.

À la bonne humeur factice d’un repas de famille, où la complaisance est cultivée jusqu’au malaise, résiste, livre dans une main, cigare dans l’autre, quand il ne le fume pas, l’un de ses membres – comment expliquer autrement sa présence ? –, stéréotype, tantôt mutique, tantôt sentencieux, de philosophe à lunettes et crâne dégarni, que parachève, jean, col roulé et veste de laine, une tenue jurant avec l’extravagance ambiante.

Assis en bout de table, et dos à la salle, d’abord, préservant ainsi l’effet acoustique d’éloignement de la citerne, voici Jochanaan, auquel Kyle Ketelsen prête sa présence physique toujours intense, jusqu’à la violence, dans sa confrontation avec Salome, sans que son baryton-basse, dont Mozart demeure le point d’ancrage, déploie, une fois de face, une envergure suffisante pour le prophète. Point de tête coupée : à l’instar de Pelléas, qui partait avec sa valise, dans la vision de Dmitri Tcherniakov (Zurich, 2016) – où le chanteur américain incarnait Golaud –, ce curieux objet de désir, et de fantasme, se lève et s’en va, sur « hörte ich geheimnisvolle Musik », laissant Salome à sa solitude…

Depuis sa phénoménale prise de rôle, au Festival de Salzbourg, en 2018, tournant dans une carrière aujourd’hui à son sommet, Asmik Grigorian n’est que peu revenue à la princesse de Judée, se préservant des automatismes de la routine, qui lui est, de toute manière, étrangère.

Opposant, d’abord, au tétrarque une danse de Saint-Guy, comme si elle crachait, adolescente rebelle, à la figure de celui qui réaffirme son emprise sur elle, en l’habillant telle une poupée, après que, le visage blanchi, elle a passé une bonne partie de la « Danse des sept voiles », recroquevillée, en sous-vêtements, sur une étagère, elle menace, ensuite, de se trancher la gorge, en réitérant son vœu, plus barbare encore dans ce contexte, jusqu’à l’obsession. Et tombe morte, enfin, sans qu’il soit nécessaire que l’ultime ordre d’Herodes – « Man töte dieses Weib ! » (« Tuez cette femme ! ») – soit mis à exécution.

La soprano lituanienne fait tout cela, et bien plus encore, avec une maîtrise, un contrôle, en même temps qu’un naturel, une liberté et une intensité dans l’expressivité du corps, des traits et du regard, où s’inscrivent les luttes, les blessures et les détresses d’une enfance brisée et d’une assurance feinte, qui laissent assez continûment pantois. Et se reflètent dans la voix, même si les grands écarts incessants de Salome finissent par trahir que les ressources du timbre – à l’inverse de celles, athlétiques, de la technicienne – ne sont, peut-être, pas infinies.

Kent Nagano, à la tête d’un Philharmonisches Staatsorchester Hamburg aux sonorités toujours plutôt neutres, ne peut en être tenu responsable, qui lui ménage d’infinies transparences dans ce tissu orchestral foisonnant, dès lors d’une lisibilité souvent inouïe, que la battue du chef américain allie à une tension dramatique toujours aiguisée.

MEHDI MAHDAVI

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