Deutsche Oper, 23 novembre
Conçu en 1968, tout à la fois comme film et comme livre, Teorema (Théorème) reste une des œuvres les plus fascinantes de Pier Paolo Pasolini. Autant par la simplicité de l’histoire – un jeune « hôte » d’une grande beauté, accueilli dans une famille bourgeoise, va séduire, tour à tour, la servante, le fils, la mère, la fille et le père –, que par le traitement distancié qu’en propose le cinéaste et écrivain, la racontant comme une sorte d’expérience scientifique, avant d’en analyser les suites avec la même démarche d’entomologiste.
Il aurait été plus logique que le nouvel opéra de Giorgio Battistelli (né en 1953) s’appelle simplement Teorema, à l’instar de deux de ses précédents ouvrages lyriques, intitulés Prova d’orchestra (Strasbourg, 1995) et Divorzio all’italiana (Nancy, 2008), comme les films dont ils étaient tirés. Mais le compositeur italien avait déjà créé, en 1992, une première œuvre inspirée de Teorema, et ainsi nommée, écrite pour acteurs silencieux, récitant et petit ensemble. Il Teorema di Pasolini en est la version plus complète, pour six chanteurs solistes – un pour chacun des personnages originaux – et orchestre.
Pour Battistelli, le roman Teorema – il dit s’être basé sur le texte plus que sur le film – n’est pas un récit traditionnel. Il y voit, tout à la fois, un compte rendu, une loi et une parabole. Dans le livret qu’il a signé avec le dramaturge Ian Burton, la distanciation est essentielle ; elle se traduit notamment, comme dans le livre, par l’emploi systématique de la troisième personne, même dans les très rares dialogues. C’est que, le plus souvent, le texte recourt au style indirect, chaque personnage jouant son propre rôle et celui d’un récitant, qui décrit ses propres actions.
La partition n’est pas plus narrative, et s’organise davantage comme un kaléidoscope de cellules sonores. Et cette alternance de brouillards de cordes, stridences de cuivres et cascades de percussions, évoque plutôt la musique de la fin du XXe siècle que les dernières tendances de la création contemporaine. Le chef et violoniste israélien Daniel Cohen dirige avec précision, mais on pressent que le cadre laisse peu de place au lyrisme ou à de grands emportements.
En parfaite harmonie avec le compositeur, la mise en scène du duo irlando-britannique Dead Centre ajoute quelques couches de distance et de complexité. Cinq des six chanteurs (les membres de la famille et la servante) sont doublés par des comédiens silencieux, jouant leurs rôles dans une série de niches superposées, qui apparaissent et disparaissent au gré d’un obturateur.
Avant même que la soirée ne commence, six autres personnages, masqués et en combinaisons blanches, vont et viennent entre ordinateurs et éprouvettes, devant cette immense maison de poupée. Il faudra quelques instants pour comprendre que ces techniciens de police scientifique sont, en réalité, les six solistes, qui décrivent l’action de leurs doubles.
L’œuvre, on l’aura deviné, n’est pas de celles qui cherchent à mettre les voix en valeur, mais les chanteurs parviennent à tirer leur épingle du jeu. À côté du solide baryton italien Davide Damiani, en Paolo (le père), et de deux membres de la troupe du Deutsche Oper, le ténor russe Andrei Danilov et la soprano portoricaine Meechot Marrero, en Pietro et Odetta (les enfants), on distinguera, tout particulièrement, l’intense soprano espagnole Angeles Blancas Gulin, en Lucia (la mère), la toujours très sûre mezzo italienne Monica Bacelli, en Emilia (la servante) et Nikolay Borchev, dans le rôle de l’Hôte.
Sans avoir tout à fait le charisme miraculeux qu’on attend de l’ange, qu’il est censé figurer (Terence Stamp, au cinéma, ne l’avait pas non plus), le baryton biélorusse – seul chanteur, on l’a dit, à ne pas être doublé par un acteur – s’impose par la netteté et l’autorité de sa prestation vocale.
Qu’ils proviennent de l’œuvre, elle-même, ou de sa réalisation scénique, les procédés de mise à distance ont pour effet que le spectateur peine à ressentir de l’émotion, au cours de l’heure quarante-cinq, sans entracte, que dure la soirée. On observe avec curiosité, perplexité, ou étonnement, mais c’est le genre d’opéra qui semble s’adresser au cerveau plus qu’au cœur.
NICOLAS BLANMONT