Teatro Carlo Felice, 24 novembre
Deuxième titre de la saison, au Teatro Carlo Felice de Gênes, ce Werther a plutôt la saveur d’un spectacle d’ouverture : un titre incontournable du répertoire, quoique relativement peu représenté en Italie, donné dans une nouvelle production, avec une distribution de premier plan.
À la mise en scène, Dante Ferretti s’en tient à sa spécialité, la scénographie, dont les éléments naturalistes semblent tout droit sortis d’un journal illustré des années 1930. Seule transgression que le réalisateur italien, familier d’Hollywood (où il a œuvré, entre autres, pour Martin Scorsese, et remporté trois Oscars), s’autorise par rapport au livret – si l’on excepte, au II, ce ciel brouillé de nuages, en toile de fond, lorsque Johann chante l’« admirable journée » et le « joyeux soleil »… Serait-ce « l’erreur » que Dante Ferretti, dans sa note d’intention, nous invite à chercher, comme il le fait toujours dans ses travaux, persuadé que « l’erreur rend toute chose plus crédible » ?
Certes, le soin des décors, aussi poussé soit-il, ne fait pas une vision dramaturgique. Mais leur pertinence a du moins le mérite, en phase avec les éclairages subtils de Daniele Nannuzzi, d’installer l’atmosphère propre à chaque tableau. De la cour bucolique à la place du village, du salon bourgeois au triste sous-sol, où Werther se suicide (un garage dépouillé, où trône une berline grise), l’élégance du cadre, d’une harmonie froide et formelle, accentue l’impression de marginalité du héros, de même que la transposition d’époque creuse l’écart, déjà profond, entre l’opéra de Massenet et le roman de Goethe.
Une violence sourde émane du confort apparent, de plus en plus palpable, à mesure que se révèle la vraie nature d’Albert, époux aussi distingué qu’implacable, dont Dante Ferretti n’hésite pas à faire le pivot de la tragédie, avec cette dernière réplique, impérieuse et définitive (« Sans doute… »), ne laissant d’autre choix à Charlotte que de livrer l’arme fatale au malheureux Werther.
Et si rien ne semble plus naturel que l’évolution du fiancé tendre et solaire du I, vers le mari jaloux et condescendant du II, puis le tyran cynique et impitoyable du III, c’est grâce à l’incarnation somptueuse de Jérôme Boutillier, dont la prestance scénique est exaltée par le galbe de son baryton cuivré, le legato souverain, le mordant d’une diction à l’ancienne, avec ses « r » finement roulés.
Face à cet époux tout en contradictions, vibre la féminité attachante et tragique de Charlotte, pour laquelle Caterina Piva déploie les charmes de son mezzo rond et charnu, aussi lumineux dans l’aigu que corsé dans le médium. L’instrument, puissant et homogène, s’appuie sur une technique à toute épreuve. Une incarnation habitée, par moments irrésistible (lecture de la lettre, air « des larmes »), où seule manque la clarté de l’articulation.
Un défaut qui ne menace pas le fabuleux diseur qu’est Jean-François Borras, capable de doser le ton et la couleur de chaque phrase, pour composer le plus romantique des Werther : tiraillé entre rêve et passion, aussi tendre dans l’effusion élégiaque que fiévreux dans les élans du désir, jouant avec souplesse de son émission, entre aigus éclatants et demi-teintes éthérées.
Le reste du plateau n’atteint pas les mêmes sommets. Hélène Carpentier offre une Sophie à la voix trop corsée, que la fraîcheur du jeu ne suffit pas à rendre attachante. Parfaitement assortis en Schmidt et Johann, Roberto Covatta et Marco Camastra brillent dans les scènes d’« opéra-comique », plus que le Bailli engorgé d’Armando Gabba, instruisant, tout de même, un chœur d’enfants d’une cohésion irréprochable.
Mais c’est la baguette de Donato Renzetti qui garantit la réussite de ce Werther, avec un sens dramatique ne frôlant que rarement la tentation vériste (interlude du IV). Attentif aux couleurs et aux contrastes sans surcharge, le chef italien maîtrise le pathos d’un geste sobre et digne, comme pour rappeler la parenté de Massenet avec Puccini. Une parenté d’intention – toucher le cœur du public –, dans l’opposition des chemins.
PAOLO PIRO