Opéra, 24 novembre
Le couplage d’œuvres courtes donne lieu à des rapprochements inattendus : on a, ainsi, vu L’Enfant et les sortilèges associé à Œdipus Rex de Stravinsky, ou à La Navarraise de Massenet, comme lors de la création de la mise en scène de Jean-Louis Grinda, à l’Opéra de Monte-Carlo, en janvier 2012 (voir O. M. n° 71 p. 45 de mars). Et L’Heure espagnole, avec Gianni Schicchi de Puccini, ou encore Der Zwerg de Zemlinsky. Mais le plus simple n’est-il pas de confronter Ravel à lui-même ?
Pour ce spectacle fervent, dont la première partie est une nouvelle coproduction entre l’Opéra Grand Avignon, l’Opéra de Tours, l’Opéra de Monte-Carlo, et l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, Jean-Louis Grinda, cette fois, les réunit, dans les décors et les costumes imaginés par Rudy Sabounghi, et les lumières, tour à tour évocatrices d’aquarelle ou réalistes, de Laurent Castaingt, qui concourent à une soirée d’exception.
Son paradoxe tient dans un renversement de perspective : la comédie caustique de L’Heure espagnole s’estompe en un décor de bande dessinée, où les cinq protagonistes s’agitent en tous sens, se parlent sans se regarder, découragent toute empathie de la part du public. L’essentiel, au terme de la bouffonnerie des déménagements d’horloge, est le quintette qui en tire la morale fort leste : « Il arrive un moment, dans les déduits d’amour, où le muletier a son tour. »
Pour L’Enfant et les sortilèges, au contraire, c’est le refus de l’onirisme qui laisse sourdre la gravité. Jean-Louis Grinda organise le parcours initiatique en un cérémonial dansé, plus qu’en une féerie. Le luxe froid qui entoure le « méchant », la domesticité pléthorique, deviennent les inquiétants supports d’éléments de la vie réelle : la théière, le fauteuil, le chat familier, sans en prendre la forme complète. C’est une transposition de la transposition en laquelle consiste ordinairement le rêve.
Une formidable équipe de chanteurs accomplit le tour de force, sous une direction d’acteurs d’une rare efficacité. Sa voix longue et ductile permet à Anne-Catherine Gillet d’incarner, à la fois, une Concepcion nymphomane, experte à planifier l’emploi de son temps pour exploiter tout moment opportun, une poétique Bergère et la Chouette.
Brenda Poupard compose la silhouette, l’emportement, la fragilité de l’Enfant, vulnérable tortionnaire converti à la compassion, dont le lyrisme, dans l’incantation « Toi, le cœur de la rose », côtoie le monde opératique. En Maman, Aline Martin campe un archétype proustien de mère mondaine et lointaine.
À l’exception de Carlos Natale, ténor que n’effraie pas le contre-ut, et qui donne du rimailleur Gonzalve une désopilante incarnation, les compères de L’Heure espagnole – Kaëlig Boché, Torquemada victime du devoir, Ivan Thirion, vaillant Ramiro, apte à tous services, et Jean-Vincent Blot, imposant Don Inigo Gomez, coincé dans une horloge – se retrouvent dans la féerie : Kaëlig Boché, en Petit Vieillard sans pitié ; Ivan Thirion, en Chat immense ; et Jean-Vincent Blot, en Arbre blessé, à la voix d’Amfortas.
Albane Carrère, au legato prenant, émerveille en Libellule, dans ses poétiques atours de taffetas bleu-violet, aux ailes d’or. Amélie Robins tutoie les sommets dans les terribles vocalises du Feu, et enchante en Princesse, comme en Rossignol. Ramya Roy, Chatte « miaoulante » et poignant Écureuil, Héloïse Poulet, Chauve-Souris en organza noir, complètent un ensemble hors pair.
Avec Jean-Louis Grinda, le maître d’œuvre est Robert Tuohy, qui dirige, associant lyrisme et précision, les arrangements pour orchestre de chambre, réalisés par Klaus Simon (L’Heure espagnole) et Thibault Perrine (L’Enfant et les sortilèges). Le chef américain se montre respectueux des timbres et des alchimies, attentif au pastiche et au double sens, qui convoquent toute l’histoire de la musique.
Sous sa baguette experte, l’Orchestre National Avignon-Provence, le Chœur et la Maîtrise de l’Opéra Grand Avignon se montrent, tour à tour, enchanteurs et saisissants. Le tumulte des Chiffres, chorégraphié par Eugénie Andrin, devient, alors, un tourbillon de cauchemar.
PATRICE HENRIOT
Prochaines représentations les 2 et 4 février à l’Opéra de Tours.