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L’amore dei tre re dans une forêt de chaînes à Milan

09/11/2023
Evgeny Stavinsky (Archibaldo) et Chiara Isotton (Fiora). © Brescia e Amisano/Teatro alla Scala

Teatro alla Scala, 3 novembre

Créé à la Scala, le 10 avril 1913, avec Tullio Serafin à la baguette, L’amore dei tre re d’Italo Montemezzi (1875-1952) n’y avait plus été affiché depuis 1953. C’est dire l’impatience avec laquelle on attendait le retour de cet opéra, qui connut une belle carrière jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, aux États-Unis, en particulier.

Ensuite, ses reprises devinrent sporadiques ; ces trente dernières années, signalons celles de Montpellier (1994), Bregenz (1998, CD Koch Schwann), Zurich (2000), Turin (2005) et New York (2018). Et n’oublions pas l’unique enregistrement moderne de studio, réalisé sous la direction musicale de Nello Santi, en 1976, avec Anna Moffo et Placido Domingo en tête d’affiche (RCA/Sony Classical).

Situé dans l’Italie du Moyen Âge, le livret de Sem Benelli, tiré par lui-même de sa pièce éponyme, baigne dans un esthétisme décadent, directement inspiré des textes ampoulés de Gabriele D’Annunzio. Le résumé de l’intrigue dit tout. Mariée à Manfredo, Fiora le trompe avec Avito. La jeune femme exerce aussi une vive attraction sur son beau-père aveugle, Archibaldo, qui finit par découvrir l’adultère.

Lorsque sa belle-fille refuse de confesser le nom de son amant, le vieillard la tue, puis couvre ses lèvres de poison. Quand Avito découvre le cadavre, il l’embrasse et entre en agonie, suivi par Manfredo qui, après avoir pardonné à ceux qui l’ont trahi, aspire à son tour le liquide mortel sur la bouche de son épouse défunte. Le tout sous le regard désespéré d’Archibaldo !

À l’emphase verbale, le livret ajoute un goût prononcé pour le morbide, teinté d’un érotisme diffus, mais bien présent, qui, de nos jours, fait davantage sourire qu’il ne scandalise. En ce sens, il est particulièrement représentatif d’un courant dominant dans la littérature italienne, au tournant des XIXe et XXe siècles. Pour autant, l’action est bien construite ; le drame, aigu, resserré, progresse à une cadence impeccablement réglée.

Les jugements sur la musique diffèrent. Ses détracteurs lui reprochent une déclamation assez uniforme et avare de clairs-obscurs, des lignes mélodiques atteignant rapidement l’aigu, puis perdant de leur élan, tout en reconnaissant l’originalité d’un tissu orchestral d’inspiration wagnérienne, qui rapproche Montemezzi de son contemporain, Riccardo Zandonai, l’auteur de Francesca da Rimini.

Ses admirateurs y voient une synthèse réussie entre la tradition du « melodramma » italien et l’esthétique française, à travers des atmosphères diaphanes et énigmatiques, rappelant Debussy. Eux aussi sont sensibles à l’influence de Wagner, perceptible encore dans le recours aux leitmotive, ainsi qu’à l’attention portée au lyrisme des mélodies, même si l’on reste assez éloigné, sur ce plan, des paroxysmes pucciniens.

Le meilleur moment de la partition demeure le long duo d’amour du II, entre Fiora et Avito. Directement inspiré par celui de Tristan und Isolde, il est caractérisé par une écriture instrumentale raffinée, qu’interrompt brutalement l’entrée inopinée d’Archibaldo.

Pour une fois, Alex Ollé renonce aux lourds dispositifs futuristes et hyper technologiques, qui sont la marque de fabrique de La Fura dels Baus. L’atmosphère décadente et symboliste de l’ouvrage lui inspire un décor stylisé, dont l’élément principal est une forêt de chaînes, symbolisant l’isolement et l’emprisonnement de Fiora dans un monde exclusivement masculin. Le noir domine, y compris dans les costumes, l’héroïne étant la seule vêtue de blanc.

Peu d’éléments de décor : un lit nuptial, au I ; une plate-forme à laquelle on accède par un grand escalier, au II ; le catafalque de Fiora, au III – le tout baignant dans des lumières froides et tranchantes. Quant à la mise en scène proprement dite, passé l’impact visuel du dispositif, elle s’avère peu intéressante, Alex Ollé ne réussissant pas à arracher les protagonistes à une caractérisation maniérée de sentiments abstraits.

Là réside, d’ailleurs, l’un des principaux défauts de L’amore dei tre re : aucun personnage n’est doté d’une véritable puissance théâtrale – à l’exception d’Archibaldo. Le rôle, dans lequel se mêlent la force du guerrier, l’égoïsme teinté de déchéance du vieillard, et l’attirance mal dissimulée pour Fiora, est impressionnant.

Raison pour laquelle, depuis l’immense Nazzareno De Angelis, son créateur, il a retenu l’attention des plus grandes basses : Tancredi Pasero, Ezio Pinza, Nicola Rossi-Lemeni, Cesare Siepi, Samuel Ramey. Aujourd’hui, Evgeny Stavinsky en offre un portrait singulièrement pâle, en raison d’un volume limité, d’un phrasé monocorde, d’une diction pas assez nette et d’un jeu conventionnel.

Le baryton Roman Burdenko, en revanche, malgré une voix un peu étouffée, impose un Manfredo nuancé, en parfaite osmose avec la personnalité douce et rêveuse de l’époux trompé. En Avito, le ténor Giorgio Berrugi manque d’éclat et de métal, défauts en partie compensés par une réelle volonté de varier l’intensité des accents.

Excellente, la Fiora de la soprano Chiara Isotton : voix solide et bien projetée, à l’aigu puissant, et caractérisation tour à tour fragile, soumise, arrogante et passionnée. Giorgio Misseri est parfait en Flaminio, le second ténor, à l’instar des chœurs de la Scala, assez peu sollicités par la partition.

Au pupitre, Pinchas Steinberg évite d’en rajouter à une texture orchestrale déjà particulièrement dense et sonore. Il insiste plutôt sur la luxuriance des coloris et les oasis d’élégie ménagées par le compositeur, en veillant à maintenir constamment élevée la température théâtrale de la représentation.

Une production qui, dans l’ensemble, justifie le retour à l’affiche de L’amore dei tre re.

PAOLO DI FELICE

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