Teatro di San Carlo, 29 octobre
Depuis sa résurrection scénique, en 1985, au « Rossini Opera Festival » de Pesaro, et une certaine vogue dans la décennie suivante, Maometto II (Maometto Secondo)est resté plutôt rare. Il faut dire que l’avant-dernier « opera seria » napolitain de Rossini, l’un des plus ambitieux et aboutis, en termes dramaturgiques, exige un grand chef et une distribution de tout premier ordre.
À commencer par le rôle-titre, écrit pour Filippo Galli, légendaire basso cantante, et dans lequel Samuel Ramey a laissé un souvenir indélébile. Si Roberto Tagliavini n’a pas la maîtrise de la colorature de son aîné, il possède un instrument velouté, d’une belle étendue, une ligne de chant ductile, ainsi qu’une autorité sans faille. Et il compose un personnage particulièrement juste, partagé entre son désir pour Anna et ses élans de violence.
L’objet de sa passion, et de sa frustration, est une Vasilisa Berzhanskaya proprement phénoménale, en termes de moyens vocaux. Ses origines de mezzo garantissent un médium et un grave presque sans limite, mais l’extension dans le registre aigu n’est pas en reste, et sa technique de vocalisation de grande école se double d’un sens affûté de la variation. Son incarnation de la jeune fille quelque peu égarée du I, puis de l’héroïne sacrificielle du II révèle, en outre, une actrice très convaincante. Sa grande scène finale lui vaut un triomphe sans réserve.
Si Dmitry Korchak n’est pas le baritenore attendu en Paolo Erisso – ce père abusif que la production montre, d’entrée de jeu, comme en état de survie, sous perfusion et armé d’un respirateur –, il fait preuve de vaillance, avec un aigu éclatant et un solide médium, donnant un relief captivant à chacune de ses apparitions.
Dans le rôle de Calbo, Varduhi Abrahamyan peine d’abord à s’imposer, jusqu’à son grand air de bravoure du II, où elle donne toute la mesure de son mezzo largement timbré, et d’un style rossinien qui ne cesse de s’affirmer, au fil des prises de rôles, depuis son premier Arsace (Semiramide), à Montpellier, en 2010.
La direction de Michele Mariotti paraît plus raffinée qu’engagée, pleine de nuances, cherchant toujours le parfait équilibre entre fosse et plateau. Le chef italien n’en parvient pas moins à communiquer une certaine tension dramatique, surtout au II, où il donne toute la mesure de son intimité avec le discours rossinien, dans le magnifique prélude de la scène du tombeau.
Accueillie, lors de cette représentation, devenue la première – une grève, en protestation contre la convention collective des fondations lyriques et symphoniques, affectant la totalité des maisons d’opéra d’Italie, ayant causé son annulation, le 25 octobre –, par une copieuse bronca, la nouvelle production de Calixto Bieito a, en effet, de quoi déconcerter.
Elle a, toutefois, le mérite d’éviter les pseudo-références « historiques », pour se concentrer sur la dimension psychanalytique du rapport d’Anna, d’une part, avec Paolo Erisso, son père, que seule sa mort semble pouvoir satisfaire, et, d’autre part, avec Maometto II, son amant, qui représente, dans cette vision métaphorique, le destin de femme auquel elle se refuse.
La mise en scène insiste, du reste, sur des éléments symboliques qui le montrent clairement, dès le I, avec les soldats de Maometto, chargés de jouets qu’ils transportent dans des sacs en plastique, ou les baigneurs qu’ils suspendent aux chevaux de frise. L’arrière-plan « guerrier » n’est présent, sur un plateau quasiment nu, que par ces seuls éléments de décor, qui deviendront, au II, les lampadaires de l’hypogée où s’achève l’opéra, créant un climat étrange, particulièrement captivant dans les scènes finales.
La dernière image – Maometto sur le divan où s’est déroulé son grand duo avec Anna, dans des (d)ébats très suggestifs, et cette dernière assise au bord de la fosse –, si elle supprime le spectaculaire suicide de l’héroïne, dit avec force l’échec de la rencontre entre ces deux êtres, qui n’ont pu se soustraire aux diktats de leurs univers respectifs et s’aimer, tout simplement, malgré les interdits.
Peut-être manque-t-il à cette vision un certain souffle épique, mais peut-on exalter la guerre, à un moment où elle fait tant de ravages autour de nous ?
ALFRED CARON