The Shed, Griffin Theater, 21 octobre
J’ai vu Stephen Sondheim en tête-à-tête, pour la dernière fois, le 26 janvier 2013, dans sa maison de campagne de Roxbury, dans le Connecticut, où j’étais allé le retrouver pour l’entretien qu’il avait accordé à Opéra Magazine, peu avant la première française de Sunday in the Park with George (1984), au Théâtre du Châtelet, à Paris.
Je me souviens qu’à la fin de notre rencontre, très détendue et agréable, le compositeur américain m’avait montré le manuscrit d’une chanson à laquelle il travaillait, destinée à ce qui allait être sa dernière œuvre, et dont tout le monde espérait l’achèvement prochain (Sondheim avait alors 82 ans et n’avait plus rien produit depuis Road Show, en 2008, qui fut un échec).
J’ai terminé, deux jours plus tard, le livre que je lui ai consacré chez Actes Sud/Classica, publié en mai 2013, et y ai inclus certaines des informations fournies par Sondheim à cette occasion, même s’il s’agissait de l’évocation assez vague d’une collaboration avec son compatriote, le dramaturge David Ives, rencontré en 2009.
Si l’idée d’un nouveau « musical » est venue à l’esprit du musicien et parolier après la lecture d’une de ces pièces, ce projet, nommé All Together Now, se développe autour d’un livret original du dramaturge, ainsi que Sondheim l’avait confirmé à Opéra Magazine. Mais, en août 2013, quand les deux hommes découvrent que le propos d’une autre comédie musicale de Broadway recoupe en partie leur sujet, ils décident de renoncer à All Together Now.
Sondheim propose alors à Ives de collaborer à un autre projet, qui « mijotait » depuis un moment : l’adaptation de deux films de Luis Buñuel, Le Charme discret de la bourgeoisie (1972) et El angel exterminador (L’Ange exterminateur, 1962) – le second ayant été retenu, à la même époque, par Thomas Adès pour son opéra The Exterminating Angel (Salzbourg, 2016), qui sera à l’affiche de l’Opéra National de Paris, du 29 février au 23 mars 2024.
David Ives « accepte avec enthousiasme » de réaliser le livret de ce qui est d’abord, génériquement, intitulé Buñuel, mais que Sondheim annonce publiquement sous le titre Square One au journaliste du New Yorker Adam Gopnik, lors d’une rencontre publique, dans le cadre du festival organisé, en octobre 2014, par le fameux hebdomadaire.
Grâce à une longue et passionnante contribution, sous forme de dialogue avec David Ives et le metteur en scène américain Joe Mantello (dont le rôle fut crucial dans l’élaboration de l’œuvre), publiée dans le New York Magazine/Vulture du 28 août 2023, par le journaliste Frank Rich, proche de Sondheim, on apprend que le compositeur a continué de procrastiner et de produire au compte-goutte ; que le « musical » a eu plusieurs titres ; qu’Ives s’est retiré du projet, en avril 2019 ; que Sondheim a fait appel à un autre dramaturge ; qu’Ives est revenu, quelques mois plus tard ; que, selon Mantello, Sondheim « peinait à résoudre les problèmes que lui posait l’acte II ». Etc.
En 2020, Ives et Sondheim font savoir qu’ils abandonnent cette comédie musicale tragi-comique. Mais début 2021, Sondheim, invité par Stephen Colbert dans son Late Show, sur CBS, fait volte-face et rend public son retour, et celui de ses deux partenaires, à la table de travail. Il meurt dans la nuit qui suit Thanksgiving, le 26 novembre 2021.
Selon une indiscrétion livrée au site WhatsOnStage3, au début de cette année, par le grand producteur britannique Cameron Mackintosh, à qui Sondheim a joué sa partition, quelques jours avant sa mort, le compositeur n’aurait, en fait, écrit que « 50 à 60 % » de celle-ci. Aussi, quand il fut annoncé que, peu avant sa disparition, Sondheim avait pourtant avalisé un projet de représentation de la pièce, sous le titre Here We Are, la surprise fut grande. Et la curiosité non moins, comme en témoigne la vitesse avec laquelle les places (très chères) se sont arrachées pour les représentations données par The Shed, un lieu culturel d’avant-garde, construit sur la 30e rue Ouest, entre les 10e et 11e avenues, dans le nouveau quartier très sélect des Hudson Yards, à Manhattan.
Première constatation : le livret est brillant. David Ives est parvenu à mélanger les deux scénarios de Buñuel – qui évoquent chacun un dîner – et conserve, dans la partie L’Ange exterminateur (acte II), les personnages du Charme discret de la bourgeoisie (acte I). Deuxième constatation : l’acte II ne comprend quasiment pas de chansons, sauf au tout début, puis plus rien, à l’exception de quelques musiques instrumentales de fond, arrangées par Jonathan Tunick (l’orchestrateur fétiche de Sondheim) et le chef Alexander Geminiani (le fils de Paul Geminiani, qui a dirigé tant de spectacles et hommages de – et à – Sondheim). Ce qui constitue, sauf erreur, un cas unique dans la comédie musicale : un acte très musical, un autre presque exclusivement parlé.
Dans leurs propos recueillis par Frank Rich, David Ives et Joe Mantello semblent vouloir persuader les lecteurs qu’ils avaient convaincu Sondheim qu’il n’était pas nécessaire de produire davantage de chansons pour l’acte II ; qu’eux-mêmes avaient trouvé des solutions littéraires et dramaturgiques de substitution ; que Buñuel avait, lui aussi, renoncé à la musique dans L’Ange exterminateur, etc. Mais le constat s’impose : Sondheim n’a pas terminé sa partition et cette solution bancale ne fonctionne pas. Au point qu’on se demande, en dépit du piquant des situations de cet acte II, s’il n’eût pas mieux valu se contenter du premier acte, qui peut se suffire à lui-même.
Tout ceci est d’autant plus regrettable que Sondheim, qui répétait ne jamais vouloir se… répéter – même si la peinture satirique des yuppies, dans Here We Are, rappelle celle de Company (1970) –, a trouvé une formule particulière. Après des ouvrages où alternent dialogues parlés et chansons (qui ont toujours une fonction dramatique et motrice dans la conduite de l’action), et une forme musicale rhapsodique et continue (Passion, 1994), Sondheim a produit, pour Here We Are, des numéros musicaux où dominent les ensembles, et où le parlé et le chanté se mêlent de manière fluide.
Donnée sur la scène ouverte d’un théâtre moderne (Griffin Theater), composé d’un seul parterre de 500 places, la mise en scène, efficace et vivante, de Joe Mantello se présente dans des décors décantés (acte I) ou rutilants (acte II).
La distribution est, pour l’essentiel, constituée de grands noms de Broadway et/ou de la télévision et du cinéma, qui semblent malheureusement avoir été poussés à surjouer. Sauf Denis O’Hare, qui incarne plusieurs rôles avec maestria, et David Hyde Pierce, en Évêque fétichiste aux mines de chien battu, dont la drôlerie surréaliste tient à l’économie de son jeu d’acteur. À noter, la seule vraie belle voix du plateau : Jin Ha, en Soldat amoureux.
RENAUD MACHART