Opéras Bouleversants « Turandot Games » à Dresde
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Bouleversants « Turandot Games » à Dresde

13/10/2023
Elisabeth Teige (Turandot). © Ludwig Olah

Semperoper, 7 octobre

Décidément, la dystopie réussit à Turandot. Quatre mois après la passionnante production d’Emmanuelle Bastet, à l’Opéra National du Rhin (voir O. M. n° 195 p. 82 de septembre 2023), Marie-Eve Signeyrole emprunte, au Semperoper de Dresde, une voie parallèle, parfois ponctuée de sources d’inspiration communes, mais sans que les deux spectacles, jamais, ou presque, ne se ressemblent.

C’est que Marie-Eve Signeyrole a cette capacité à créer, pour chaque ouvrage qu’elle aborde, un univers parfaitement autonome et personnel, nourri de références contemporaines immédiatement identifiables.

À travers son regard, Turandot apparaît, de prime abord, et dès l’entrée dans la salle, comme un grand cirque télévisuel, destiné à être diffusé dans le monde entier. Le monde de 2050, qui attend sa fin programmée, le 29 septembre 2099. Car toutes les femmes en âge de procréer y sont stériles. Toutes, sauf une. Turandot, seule vierge, et dernier espoir, face à l’inéluctable extinction de l’espèce humaine. Sauf qu’elle refuse ce rôle qui lui est assigné. Parce que ce monde de violence, de haine, ce monde qui a fait périr la nature, aussi, ne mérite pas de perdurer.

Chaque année, au cœur angoissé d’une mégalopole high-tech – « Pékin, au temps des fables », dit le livret, celles du futur, ici, plutôt que celles du passé –, sont organisés les « Turandot Games ». Six hommes, issus des quatre districts dans lesquels est répartie la population, selon les classes sociales et les niveaux de richesse, s’affrontent, dans une série d’épreuves, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un pour répondre aux énigmes de Turandot, et mettre fin à son vœu de chasteté. Les concurrents des dix-sept éditions précédentes ont péri, mais celle-ci ne va pas se passer comme prévu.

Ce pitch vous dit certainement quelque chose, et c’est bien normal. Marie-Eve Signeyrole a, en effet, trouvé la clé de sa dramaturgie dans deux œuvres cinématographiques : Children of Men (Les Fils de l’homme, 2006) d’Alfonso Cuaron et, surtout, la saga Hunger Games (2012-2015), réalisée par Gary Ross et Francis Lawrence.

Mais plutôt que de se livrer à un jeu d’imitation bas de gamme, comme c’est, faute de moyens, trop souvent le cas, lorsque l’opéra tente d’emprunter au « Septième Art » tout ce que, dès sa naissance, ce dernier lui a pris, le talent de la metteuse en scène et vidéaste française consiste à s’approprier une esthétique, dont elle maîtrise supérieurement les codes, pour y inscrire une narration haletante, dont la qualité première est d’être constamment lisible.

Car c’est bel et bien Turandot qu’elle nous raconte. Sans Chine de pacotille, certes, mais sans, non plus, renier la dimension spectaculaire, les atmosphères nocturnes, menaçantes, les étranges rituels, les costumes bariolés, aussi. Et jusqu’à son happy end, qu’on n’avait plus vu, et n’osait plus réclamer, ni même regretter, depuis longtemps : quand la dystopie tourne à l’utopie, les secondes, dont le compte s’était interrompu, ne s’égrènent plus à rebours, la végétation repousse, et une enfant naîtra.

Tout cela, qui transporte le public, unanimement debout dès le rideau tombé, et accueillant l’équipe scénique avec autant d’enthousiasme que les chanteurs, est magnifié par l’utilisation de la vidéo – ici, tout sauf le gadget inévitable d’une contemporanéité facile et ostentatoire. Ce que le gros plan révèle, en symbiose absolue avec la musique, de la princesse supposée de glace, dans son ultime face-à-face avec Liù, qui lui transmet son amour, par le geste, le regard et le contact, enfin, de son corps sans vie, nous tire à nouveau des larmes, au moment où nous l’écrivons.

L’expression d’Elisabeth Teige, dont la chevelure immaculée souligne la beauté des traits, est, alors, d’une sobriété et d’une intensité bouleversantes. À l’égal d’un chant qui renouvelle, avec une plus grande stabilité encore, le miracle accompli à l’Opéra National du Rhin. Voix de lumière opaline, aux ressources dynamiques inouïes, dans la douceur même, qui n’est, dans le redoutable rôle-titre, que l’apanage des plus grandes.

Elbenita Kajtazi n’émeut pas moins, en Liù, soprano corsé d’une pureté vibrante. Et pour la pleurer, un Timur de 29 ans, Aleksei Kulagin, dont la basse si noble tient déjà de l’évidence. Parfaits Ping, Pang et Pong ; Altoum aussi chevrotant que le veut la tradition ; et un Mandarin qui serait plus percutant s’il massacrait moins l’italien. Nul ne saurait déparer une distribution dont les protagonistes féminines se situent si haut.

Pas même Yonghoon Lee, Calaf pourtant rétif à toute direction d’acteurs, et dont le chant chaotique, aux voyelles outrageusement déformées au gré des besoins de l’émission, et aux détimbrages, façon crooner, distillés de façon aléatoire, plutôt que par souci des nuances écrites, désole – même quand l’aigu, extirpé au forceps, se pare fugacement de l’éclat du bronze.

Dans l’absolu, il aurait fallu, aussi, une baguette à la pulsation moins instable que celle d’Ivan Repusic, qui génère, a fortiori dans une partition d’une telle profusion, quantité de décalages. Mais la Sächsische Staatskapelle de Dresde est fidèle à sa légende, prodiguant, même quand Puccini déchaîne l’orchestre, l’extase de son velours infini.

MEHDI MAHDAVI

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