Opéras Aida pour les voix à Berlin
Opéras

Aida pour les voix à Berlin

12/10/2023
Elina Garanca (Amneris) et Marina Rebeka (Aida). © Herwig Prammer

Staatsoper Unter den Linden, 6 octobre

Grande, très grande soirée de chant verdien. Pour aujourd’hui, mais pas seulement, puisque la nostalgie de l’âge d’or, dont le disque, et quelques témoins directs, aux rangs de plus en plus clairsemés – a fortiori en le faisant remonter aux années 1960, voire 1950 –, conservent, plus ou moins fidèlement, la mémoire, ne parasite l’écoute qu’à de rares instants.

Honneur aux dames. Elina Garanca s’est déjà, récemment, illustrée en Amneris, au Staatsoper de Vienne, puis au Covent Garden de Londres. Elle y est, sans conteste, ni craindre l’emphase, faramineuse et pharaonique. Et d’abord bien loin, à l’instar de sa première Eboli, dans Don Carlos, en 2017, à l’Opéra National de Paris, de cette réputation de froideur, voire d’indifférence glacée, qui a longtemps collé à la peau de ses incarnations.

D’une beauté renversante en scène, elle éclabousse l’espace, tant de sa présence, altière et déchirée, et de son tempérament libéré, que d’une voix à son absolu zénith, moire et velours mêlés, jusqu’aux extrêmes de l’ambitus. Depuis le repos forcé d’Anita Rachvelishvili – qui n’a, d’ailleurs, jamais eu cette assurance sur les cimes –, la mezzo lettone occupe seule, malgré les indéniables qualités de quelques consœurs mieux que valeureuses, le sommet de la pyramide.

Marina Rebeka n’est pas loin d’atteindre, d’emblée – elle prenait le rôle-titre –, les mêmes hauteurs. Il est, en effet, très rare d’y entendre pareil degré de discipline belcantiste – pureté, souplesse et animation constante de la ligne –, alliée à une telle évidence du format – dans une salle, le Staatsoper de Berlin, qui, sans être une bonbonnière, est certes loin d’être démesurée.

C’est à peine si le bas médium s’affaiblit, tandis que le passage vers le registre de poitrine occasionne quelques instabilités. Mais l’aigu s’épanouit, adamantin, quoique sans la moindre dureté, jusqu’à un ut, dans l’air « du Nil », atteint dans un souffle infini, et tenu magiquement « dolce ». L’interprète est, de surcroît, d’une justesse, et d’une sobriété, constamment touchantes. Heureuse époque, décidément, qui compte des artistes de cet acabit.

Les clés de fa, sans les égaler, tiennent supérieurement leur rang. Si Gabriele Viviani, d’ailleurs substitué à Vladislav Sulimsky – le Macbeth du Festival de Salzbourg –, annoncé à l’origine, ne serait peut-être pas un premier choix pour des emplois de baryton Verdi de plus grande envergure, Amonasro, qui a donné, par la brièveté de ses interventions, du fil à retordre à plus d’une pointure, met idéalement en valeur le formidable impact d’une projection mordante.

Hors de sa routine – sans doute excusable au Staatsoper de Berlin, où il est, pour ainsi dire, chez lui –, René Pape demeure, malgré le passage des ans, assez inégalable. Et son Ramfis impose, en quelques notes, une autorité que parachèvent, au IV, des « Radamès » pétrifiants. Le Roi, ici fantoche, de Grigory Shkarupa n’en paraît, dès lors, que plus prosaïque, sinon inoffensif.

Reste, enfin, le cas, indéniablement à part, de Yusif Eyvazov. La couleur, très laryngée, de grenouille, ou plutôt de crapaud voulant se faire aussi gros que le taureau, est toujours, non point affaire de goût, mais carrément vilaine. Ce qui n’empêche pas le ténor azerbaïdjanais d’avoir, outre une diction d’une parfaite netteté, des arguments solides à faire valoir, au point de se hisser sur la première marche de sa catégorie – celle des authentiques lirici spinti –, aujourd’hui presque déserte : vaillance, endurance, facilité, très ostentatoire, de l’aigu, et même un sens certain des nuances – cultivé, particulièrement dans le duo final, au contact de son illustre épouse ?

Et sans doute, aussi, grâce à Nicola Luisotti, qui n’est pas pour peu dans l’exceptionnelle tenue musicale de l’ensemble. D’une cohésion retrouvée, après la mauvaise volonté affichée, à la fin de la saison dernière, dans la reprise de Der fliegende Holländer (voir O. M. n° 194 p. 62 de juillet-août 2023) – parce qu’elle a finalement obtenu ce qu’elle voulait, à savoir la nomination à sa tête de Christian Thielemann ? –, la Staatskapelle de Berlin déploie des sonorités somptueuses, sous une baguette dont l’italianità s’exprime dans une pulsation magnifiquement organique, épousant les moindres mouvements de l’âme, et un sens suprême de la « tinta » verdienne.

Calixto Bieito avait signé, voici treize ans, une première mise en scène d’Aida, au Theater Basel, dont Pierre Cadars avait pensé le plus grand bien, quelques réserves mises à part (voir O. M. n° 57 p. 50 de décembre 2010). Si l’équipe est quasiment identique (Rebecca Ringst, pour les décors, et Ingo Krügler, pour les costumes), l’esthétique et le propos ont, en quelque sorte, été mis à jour.

Une boîte immaculée – entre « palais (et) archive ou musée, où les événements sont passés au microscope », selon la description des dramaturges Bettina Auer et Christoph Lang, dans le programme de salle –, sur laquelle se détache le vestiaire bling-bling de la famille royale d’Égypte, sert de support à des effets de machinerie, censés assurer le grand spectacle.

Le trublion espagnol y déroule, dans une perspective historique embrassant le siècle et demi qui nous sépare de la création de l’ouvrage, au Caire, en 1871, son habituel réquisitoire contre, pêle-mêle, la guerre, l’impérialisme, le colonialisme, l’exploitation des ressources des pays asservis, des enfants – six bambins, dont la blondeur ne doit sans doute rien au hasard, démontent, pendant la scène du triomphe, des claviers d’ordinateurs sortis de sacs poubelles, remplis de câbles informatiques –, en somme des faibles par les puissants…

Nous laissons volontiers aux exégètes et autres thuriféraires de Calixto Bieito, le soin de compter les marques de son génie supposé – et tari par une tendance à la surproduction, dont il n’est, ni la première, ni la dernière victime. Car, en dépit de quelques fulgurances dans la direction d’acteurs, dont un face-à-face sous haute tension entre les deux rivales, devant une réserve de peaux d’animaux sauvages, son grand bazar, caricature des soubresauts essoufflés du « Regietheater » – terme désormais utilisé à tort et à travers, mais approprié, ici –, ne sera pour rien dans le souvenir que l’oreille seule gardera, longtemps peut-être, de cette Aida.

MEHDI MAHDAVI

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