Opéras Un Ring où le théâtre est roi à Bâle
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Un Ring où le théâtre est roi à Bâle

10/10/2023
Das Rheingold. © Ingo Höhn

Theater Basel, 29 & 30 septembre

L’une des constantes du travail du metteur en scène allemand Benedikt von Peter, directeur du Theater Basel, est la recherche d’espaces scéniques innovants, qui tentent d’immerger davantage les spectateurs dans l’action. Pour ce projet de Ring, étalé sur deux ans, la disposition reste frontale, mais la fosse disparaît, rapprochant souvent les chanteurs à moins d’un mètre de la première rangée du parterre.

Un intimisme exceptionnel, bien qu’obtenu au détriment de l’orchestre (Sinfonieorchester Basel), relégué au milieu du plateau, dans une excavation recouverte d’un sol grillagé, sur lequel les protagonistes peuvent marcher. Cette solution pour rendre les musiciens invisibles, différente de l’« abîme mystique » du Festspielhaus de Bayreuth, se révèle, malheureusement, beaucoup moins favorable acoustiquement.

Le son des instruments, qui doit passer au travers de ce qui ressemble à une bouche d’aération de métro, paraît appauvri en détails et d’une dynamique amortie. Cela nuit particulièrement aux préludes, interludes et finales d’actes, tous décevants. De surcroît, l’absence de contact visuel direct entre le chef et les chanteurs, hormis par écrans interposés, prive l’ensemble de nervosité et d’urgence. Si la direction de Jonathan Nott s’annonçait, sur le papier, comme l’un des atouts les plus prometteurs de cette nouvelle Tétralogie, il n’en est rien, en réalité – mais sans qu’il en soit, du tout, responsable.

En revanche, ici, le théâtre est roi, riche de multiples propositions d’une véritable force, même lorsqu’elles osent des distorsions parfois considérables. Avec le concours de Caterina Cianfarini, Benedikt von Peter nous raconte le Ring comme la saga domestique d’une famille dysfonctionnelle, dans le sillage de la production de Valentin Schwarz, à Bayreuth (voir O. M. n° 186 p. 26 d’octobre 2022), mais avec bien davantage d’acuité dans la focalisation. La complexité des relations hiérarchiques et de filiation, sous l’influence déterminante d’un Wotan cynique et d’une Fricka pas moins toxique, y est vraiment au centre du débat.

Aussi parce que, autour de la longue table installée au premier plan, tout le monde reste présent quasiment en permanence, y compris des personnages qui, en principe, ne s’expriment pas dans la scène correspondante, voire ne devraient apparaître que lors de la Première Journée. Une abondante figuration muette, donc, mais assurée par de vrais chanteurs – un luxe que seul peut s’offrir, soit dit en passant, un théâtre doté d’une troupe particulièrement disponible et soudée.

Au centre de l’action, Brünnhilde en revit les péripéties, en flash-back, en essayant de comprendre, rétrospectivement, « comment on a pu en arriver là ». Un témoin omniprésent, dès Das Rheingold, où la Walkyrie s’exprime déjà, en voix « off », pour quelques commentaires parlés – ce qui nécessite d’interrompre, de temps à autre, le flux musical, procédé dans l’absolu très discutable.

Et par quoi commence cette narration ? Par le 5e anniversaire du petit Siegfried ! Une sympathique réunion de famille, avec cotillons et gâteau à étages. L’enfant, son cor jouet en bandoulière, paraît intimidé. Son papa, Siegmund, a l’air, et pour cause, un peu absent. Et les dieux sont très agacés par le comportement désinhibé de son grand-père, un Wotan sûr de lui et détendu, auquel les trois Nornes viennent de prodiguer quelques gâteries sous la table, et qui offre au petit Siegfried un théâtre de marionnettes.

Au programme de la représentation : le rapt de l’or du Rhin par un énorme crapaud. Saynète à laquelle on assiste effectivement, exécutée à l’arrière de la scène par des marionnettes géantes, les chanteurs restant cachés dans la pénombre.


Nathan Berg (Wotan) dans Die Walküre. © Ingo Höhn

Ensuite, le récit redevient plus conventionnel, mais avec toujours autant de témoins silencieux pouvant en infléchir le cours, enfants ou adultes, et dans un décor qui ne se modifie jamais : le Walhalla, à gauche, sorte de villa contemporaine laissée à l’état de gros œuvre, et qui, de temps en temps, s’enflamme brièvement ; la longue table familiale, à l’avant-scène ; et un arrière-plan plus romantique, arbre mort et ciel nocturne.

C’est là que Wotan et Loge feront surgir, en creusant le plancher à la hache, les personnages du Nibelheim. Avant une atypique montée finale au Walhalla, pas du tout triomphale, ne serait-ce que parce que l’orchestre y reste bien trop pâle. Siegmund profite de cette diversion pour libérer Sieglinde, jusqu’ici murée dans une sorte d’appentis secret, mais l’ardente étreinte du couple n’est que de courte durée, interrompue par un sbire de Hunding, qui enlève son épouse immédiatement…

Le lendemain, pour Die Walküre, le décor ne change pas, avec toujours une Brünnhilde omniprésente, ses commentaires en voix « off » inclus. Hunding, de méchante humeur, investit immédiatement les lieux, puis s’endort à même la table. Or, catastrophe, il se réveille ensuite beaucoup trop tôt, épie, caché à divers endroits, les propos enflammés de Siegmund et Sieglinde, et fait, à nouveau, enlever cette dernière, sous le nez de son jumeau, qui termine donc son duo d’amour… tout seul ! Union non consommée ? En fait, l’enfant Siegfried est déjà né depuis longtemps, et il vient d’ailleurs d’assister à toute la scène, en compagnie de son grand-père.

Les deux actes suivants regorgent aussi de suspense, y compris à la fin, quand Brünnhilde se relève de son rocher enflammé, alors que Wotan est déjà parti, pour remettre discrètement le petit Siegfried à Mime, surgi opportunément de son trou. Et pour connaître la suite, eh bien, il faudra attendre un an !

Et on ne manquera pas d’y être, parce que, même discutable, le concept reste prenant, relayé par un passionnant jeu d’acteurs et une intelligibilité exceptionnelle du texte. Les chanteurs restant très proches, on comprend, en effet, chaque mot, au risque parfois d’un quasi-parlando, en particulier pour certaines voix trop légères. C’est le cas, dans Die Walküre, de Theresa Kronthaler, Sieglinde émouvante, mais notablement insuffisante, ou encore, dans Das Rheingold, d’Andrew Murphy, Alberich relativement incolore, et de Solenn’ Lavanant Linke, Fricka au timbre trop clair, qui se fait largement damer le pion par la Freia de Lucie Peyramaure.

L’essentiel de l’impact du Prologue repose sur le fantastique Loge de Michael Laurenz, inquiétant, insinuant, retors, jusqu’à la plus infime intonation d’un texte impeccablement projeté, et sur le Wotan de Nathan Berg, qui garde sa voix habituelle, aux sonorités rocailleuses, voire laides, mais dont la puissance de composition, avec de l’énergie, des couleurs intéressantes et un véritable sens dramatique, emporte l’adhésion. Sa confrontation avec l’Erda d’une Hanna Schwarz à présent octogénaire, mais à l’instrument encore relativement assuré, est un autre grand moment de la soirée.

Dans Die Walküre, on découvre le Hunding d’Artyom Wasnetsov, dont les moyens, même sonores, paraissent cependant moins immédiatement impressionnants que sa stature de géant, et l’excellent Siegmund de Ric Furman, émission svelte, timbre lumineux, dont les exclamations « Wälse ! Wälse ! » s’éternisent avec une notable vaillance.

On attendait impatiemment de découvrir la voix de la Brünnhilde de Trine Moller, après l’avoir déjà beaucoup vue passer dans Das Rheingold. Malheureusement, le lendemain, un refroidissement l’empêche de chanter. Elle continue donc à simplement mimer son rôle, et c’est Magdalena Anna Hofmann, arrivée in extremis de Vienne, qui lui prête son beau soprano, aux intonations sensibles, à défaut de posséder absolument les aigus fermes, voire décochés, indispensables à la Walkyrie. Un doublage improvisé, depuis le côté de la scène, mais, en définitive, assez crédible et peu gênant.

LAURENT BARTHEL

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