Teatro Regio, 28 septembre
Symbole de la renaissance du Teatro Regio, sous la houlette de son directeur français Mathieu Jouvin (depuis avril 2022), cette nouvelle production de La Juive est un projet ambitieux. Pour la rareté du titre, d’abord, absent de l’affiche turinoise depuis 1885 et encore jamais représenté dans sa version originale, créée à l’Opéra de Paris, Salle Le Peletier, en 1835. Pour l’ampleur des moyens déployés, ensuite, le « grand opéra » de Fromental Halévy, sur un livret d’Eugène Scribe, étant joué dans une édition quasi intégrale (près de quatre heures de musique, sans compter l’entracte).
Cependant, la réussite est vocale, avant tout. D’une distribution homogène, qui surprend par la qualité de sa prononciation, alors même qu’elle ne comporte aucun francophone, se détache l’extraordinaire Éléazar de Gregory Kunde. À près de 70 ans (il les fêtera le 24 février prochain), le ténor américain semble ignorer le passage du temps. L’usure de l’instrument demeure marginale, surtout au regard du parcours accompli en quarante-cinq années de carrière (ténor léger, à ses débuts, héroïque, aujourd’hui), et l’on ne peut que succomber à cette émission possédant la fermeté du granit, comme à ces aigus solides et percutants.
Stylistiquement, l’artiste évolue sur les cimes, déployant des trésors d’éloquence dans un phrasé qui traduit les moindres variations de la psychologie tourmentée d’Éléazar, notamment quand il recourt à la « voix mixte », chère à Adolphe Nourrit, mythique créateur du rôle. Inoubliables, à cet égard, la « Prière » du II, d’une intonation impeccable et chargée de pathos, ainsi qu’au IV, un touchant « Rachel, quand du Seigneur », suivi d’une énergique cabalette (« Dieu m’éclaire »), néanmoins amputée de sa reprise.
Mariangela Sicilia, soprano lyrique au timbre moelleux, à l’émission sûre et aux aigus vaillants, n’est pas exactement le « falcon » de Rachel. Elle n’en dessine pas moins une héroïne toute de souffrance et de passion, au phrasé raffiné, dont l’un des meilleurs moments reste sa « Romance » du II, couronnée d’appréciables mezze voci et de sons filés suggestifs.
Dotée d’un instrument compact et riche de couleurs, Martina Russomanno campe une Eudoxie tout aussi remarquable, en particulier dans son air du III et dans le « Boléro » qui suit, aux vocalises crânement assumées. Sa présence scénique est, de surcroît, excellente.
Ioan Hotea délivre avec prudence sa périlleuse « Sérénade » du I, avant de rendre justice aux atermoiements, comme aux élans passionnés, de Léopold. Dramatiquement imposant en Brogni, Riccardo Zanellato convainc moins sur le strict plan vocal : à l’aise dans l’expression de la douleur et de la compassion, mais bien peu incisif dans la « Malédiction » du III. Les comprimari sont bons, à l’instar des chœurs du Teatro Regio.
Daniel Oren n’en est pas à sa première expérience dans La Juive, qu’il a notamment dirigée à l’Opéra National de Paris, en 2007, dans la mise en scène de Pierre Audi. Cette fois, sa lecture se caractérise par des tempi alanguis, de longues pauses, des sonorités étouffées, d’un pouvoir de suggestion incontestable, mais qui privent la soirée de nerf et de souffle dramatique. Les finales d’actes, tout particulièrement, survivent mal à pareil manque de vigueur.
« Tantum religio potuit suadere malorum » (« Tant la religion a pu conseiller de maux ») : cette phrase tirée de Lucrèce (De rerum natura) figure en surplomb du décor unique de Stefano Poda, constitué d’une grande croix en tubes de néon et d’un mur de sang, constellé de figures du Christ crucifié. Juste devant, le metteur en scène italien, également costumier, chorégraphe et concepteur lumière, a disposé une perspective métallique, occupant le plateau dans l’intégralité de sa largeur et de sa profondeur, à laquelle vient parfois s’ajouter, descendant des cintres, un gigantesque astrolabe de fer.
En citant Lucrèce, Stefano Poda entend établir un parallèle entre Rachel et Iphigénie, deux filles sacrifiées par leurs pères respectifs, victimes de la superstition religieuse et de la haine qui en découle. Pour lui, la scène est une représentation, sous forme de fresque, d’une chrétienté dominatrice, mais déchirée par la sécularisation, qui en a dévoyé le message originel. D’où, parallèlement au déroulement de l’intrigue, l’ajout de saynètes évoquant la vie de Jésus, de la fête des Rameaux à la Cène, puis à la Passion, qui correspond à la marche au supplice et à la mise à mort de Rachel.
En soi, le concept aurait pu déboucher sur quelque chose d’intéressant. Mais Stefano Poda le noie dans une avalanche de pantomimes et de symboles envahissants, dont la compréhension échappe, plus d’une fois, au spectateur. La direction d’acteurs, de surcroît, demeure conventionnelle pour les personnages principaux.
À l’arrivée, un festival d’images grandioses, qui ne saurait faire oublier un cruel manque de théâtre.
PAOLO DI FELICE