Opéras Un Lohengrin (post-)traumatique à Paris
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Un Lohengrin (post-)traumatique à Paris

05/10/2023
Piotr Beczala (Lohengrin) et Johanni van Oostrum (Elsa). © Charles Duprat/ONP

Opéra Bastille, 27 septembre

Alors encore assigné à résidence en Russie, Kirill Serebrennikov signait, à distance, pour le Staatsoper de Vienne, une production de Parsifal – révélée, pandémie oblige, par sa captation, huit mois avant son entrée effective au répertoire, en décembre 2021. Il y embrassait, comme peu d’autres, le concept wagnérien de « Gesamtkunstwerk » (voir, en dernier lieu, O. M. n° 193 p. 73 de mai 2023). Par-delà le lien qui unit les deux ouvrages dans la mythologie médiévale, le nouveau Lohengrin de l’Opéra National de Paris lui fait pendant, formant ainsi un diptyque, dont le premier volet restera, toutefois, comme le plus abouti.

Dans une palette n’échappant, certes, pas aux cinquante nuances de grisaille et de militaires en treillis, devenues le triste ordinaire du théâtre lyrique contemporain, le spectacle est, le plus souvent, d’une beauté glaçante, avec, au I et au II, son décor fragmenté, surmonté d’un écran, divisant les vidéos, du rêve au cauchemar, comme en trois tableaux, dont les dimensions varient. Et l’utilisation, dans toute sa largeur, du plateau de l’Opéra Bastille témoigne d’un sens supérieur de l’occupation de l’espace, combinant l’œil et l’art du cinéaste et du plasticien de la scène qu’est Kirill Serebrennikov.

Expression d’une infinie poésie de la tendresse du regard d’Elsa sur son frère Gottfried, aux ailes de cygne tatouées dans le dos, ainsi que le révèle son bain dans un lac, le film en noir et blanc, projeté durant le Prélude, captive d’emblée. Mais son impact, malgré la récurrence, tout au long de l’opéra, de ses principaux motifs – eux-mêmes puisés dans l’imagerie wagnérienne, sans en craindre la naïveté – s’estompe, durant les trois heures qui suivent.

Ce souvenir du dernier moment de bonheur, avant que la guerre, évitable et pourtant inéluctable – celle d’Ukraine, au moment où le metteur en scène a entamé sa réflexion, n’était encore qu’un spectre –, n’éclate et ne détruise tout, devient la source, au I, du « Délire » d’Elsa, doublée, et même triplée, par des danseuses. Quand l’impossible deuil, et la culpabilité, mènent à la folie, ou plutôt à un trouble du stress post-traumatique, qui génère des visions tour à tour horrifiques et mystiques, et jusqu’à l’idée même de sauveur.

L’irruption de la « Réalité » n’en est que plus brutale : isolée dans une clinique psychiatrique, dirigée par Ortrud et Telramund – dont il est tout sauf évident de savoir, même s’ils sont censés incarner, en rupture avec le manichéisme les condamnant traditionnellement aux postures et vociférations de « méchants », la voix de la raison, s’ils veulent à leur patiente du bien ou du mal –, l’héroïne est maintenue dans un état de semi-léthargie, dont elle ne s’échappe qu’en pensée, du moins lorsque sa médication lui permet des éclairs de conscience.

Superposée à l’intrigue originale, cette narration se heurte assez constamment, en cherchant à illustrer le synopsis rédigé par le dramaturge Daniil Orlov, à la lettre du livret chanté, poussant les ambiguïtés qui en résultent jusqu’à la confusion, et sans qu’un certain trop-plein de sens ne résolve les interrogations posées, non seulement par, mais aussi, et surtout, sur l’œuvre.

Kirill Serebrennikov montre, ensuite, dans « un hôpital sur la ligne de front », partagé entre réfectoire, salle commune et morgue, une dérisoire distribution de médailles aux éclopés, et des veuves en larmes, dont les morts, soudain, se relèvent – seulement, peut-être, dans l’esprit égaré d’Elsa,  alors que son lit ne semble avoir été transporté à l’avant-scène, que parce que la partition exige sa présence. Au III, enfin, des soldats, bien amochés déjà, et leurs fiancées, convolent devant l’image idyllique d’un couple de cygnes. Avant que la catastrophe ne se précipite, et que, son frère réapparu, Elsa n’expire, tandis que ses ultimes « Mein Gatte ! » (« Mon époux ! ») reviennent à Ortrud, découvrant le cadavre le Telramund…

Voilà qui, en somme, laisse partagé, entre la fascination pour une réalisation digne du lieu et de l’enjeu, une direction d’acteurs n’évitant pas le statisme et les poses convenues, malgré les évolutions chorégraphiques qui, parfois, s’y substituent, et un récit dont le fil, immanquablement, se perd.

Dans la fosse, Alexander Soddy le tient. Mieux, il tend, d’un bout à l’autre, un arc dramatique haletant. C’est que le jeune Britannique – substitué à Gustavo Dudamel, démissionnaire, après avoir remplacé, la saison dernière, Joana Mallwitz, dans Peter Grimes,et qui était, à l’origine, annoncé au pupitre de Don Giovanni, avant que le jeu des chaises musicales ne l’impose dans Lohengrin – se révèle un chef à poigne, étranger à l’extase narcissique, tout en cultivant la transparence d’un Orchestre de l’Opéra National de Paris souvent en état de grâce.

Préparés par Ching-Lien Wu, dont le métier infaillible, remarqué au Grand Théâtre de Genève, puis au DNO d’Amsterdam, porte désormais pleinement ses fruits, les Chœurs, longtemps, sinon en déroute, du moins en deçà du niveau attendu, se hissent sur les mêmes sommets.

La distribution tient-elle les promesses d’une affiche prestigieuse ? Dans l’absolu, il est un peu, sinon trop tard, pour Kwangchul Youn, Wolfgang Koch et Nina Stemme. Annoncé par le métal déjà héroïque de son Héraut, incarné par le baryton-basse chinois Shenyang, le Roi du premier tient son rang, avec d’estimables réserves de legato, même si sa basse a blanchi autant que ses cheveux. Bien que clair encore, le second trahit, en Telramund, des moyens appauvris, jusqu’au tarissement, à la fin du II. Et se retrouve, tout naturellement, dépassé par les événements, et a fortiori sous la coupe de son épouse.

N’ayant rien eu de plus à lui offrir qu’une Elisabeth (Tannhäuser), en 2011, puis une Minnie (La fanciulla del West), voici près d’une décennie, l’Opéra National de Paris est, assurément, passé un peu à côté du plus grand soprano dramatique des vingt dernières années. Et cette Ortrud, quoique, à bien des égards, digne de sa légende, ne suffira pas à infléchir le cours de leur histoire commune. Car Nina Stemme est bel et bien dans son automne, dont la conséquence la plus audible est un vibrato long à stabiliser. Mais l’aigu, dans l’explosion finale, répond toujours, et avec quelle franchise !

La qualité « à l’ancienne » du timbre, comme du phrasé, de Johanni van Oostrum n’empêche pas son Elsa de ne pas avoir l’ampleur exigée par la salle, et parfois le rôle, aussi, dès lors que le registre supérieur tend systématiquement à se crisper – ce dont peut s’accommoder le personnage que la mise en scène lui fait endosser.

À Piotr Beczala, enfin, il manque, sans doute, tant l’aura poétique, et ténébreuse, de Jonas Kaufmann, que la singulière clarté de Klaus Florian Vogt. Mais son Lohengrin n’en est pas moins grand. Par la seule – car il ne lui en est pas demandé davantage, ici, où le Chevalier n’est que fantasme –, et très admirable conduite du chant, latin, mais sans débordement, ni ostentation, ciselant, au contraire, « In fernem Land », avant de suspendre – avec l’inconcevable désavantage d’être, à cet instant, de dos – « Mein lieber Schwan ! » dans un halo d’opale.

MEHDI MAHDAVI

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