MuseumsQuartier, Halle E, 20 septembre
Depuis l’enregistrement révélateur de Mark Elder, chez Opera Rara (voir O. M. n° 113 p. 68 de janvier 2016), on attendait, avec impatience, de voir Les Martyrs sur une scène. Parce que Poliuto, la version originale napolitaine, interdite par la censure, de cet ouvrage tiré par Donizetti du Polyeucte de Corneille, est déjà une rareté. Mais aussi, parce que la transformation de cette « tragedia lirica » en « grand opéra » français, créé à Paris, Salle Le Peletier, le 10 avril 1840, sur un livret de l’inévitable Eugène Scribe, lui a encore ajouté une couche de lustre et d’attrait.
Dans cette nouvelle production du MusikTheater an der Wien, Jérémie Rhorer relève le défi haut la main, avec le mélange de soin et d’énergie qu’on lui connaît. Soin des équilibres – tant au sein de la fosse qu’avec le plateau – et de la mise en valeur des détails de l’orchestration, souvent plus élaborée que dans les précédents ouvrages du compositeur ; énergie dramatique constante, a fortiori dans les grandes confrontations ou les finales, particulièrement aux actes II et III.
Nourri de l’expérience qu’a le chef français des instruments anciens, l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien se montre d’une belle tenue, tandis que l’apport du formidable Arnold Schoenberg Chor, toujours préparé par Erwin Ortner, est déterminant dans l’intensité musicale de la soirée.
John Osborn incarne Polyeucte, rôle créé par le légendaire Gilbert Duprez, avec aisance et solidité. Si la voix ne possède pas les couleurs et la séduction de celle de Michael Spyres, dans l’enregistrement précité, on apprécie la prononciation soignée du ténor américain et la fiabilité de son intonation.
Roberta Mantegna ne se donne pas autant de mal pour rendre le texte de Pauline intelligible, et les premiers suraigus de la soprano italienne trahissent une certaine fragilité. Mais le médium est puissant, très sûr, et elle déroule ensuite toutes les interventions d’un rôle écrasant, avec une tranquillité impressionnante.
Les amateurs de clés de fa sont comblés avec le sonore Sévère de Mattia Olivieri, le brillant Félix de David Steffens, et même l’élégant Callisthènes de Nicolo Donini, mais aucun des trois ne chante dans un français irréprochable. Au contraire, même dans la partie plus discrète de Néarque, Patrick Kabongo tire son épingle du jeu par son timbre de ténor raffiné et sa diction impeccable.
Las, une fois encore, un projet de réhabilitation musicale très attendu est gâché par un metteur en scène qui n’a que peu d’intérêt pour l’entreprise, et se contente de plaquer sur Les Martyrs un univers – des fantasmes ? –, dont on a le sentiment qu’il aurait pu l’appliquer, avec la même tranquillité, à n’importe quel autre ouvrage du répertoire.
Pour souligner, en toute finesse, le conflit entre Romains païens et chrétiens clandestins, Cezary Tomaszewski fait des premiers une bande de débauchés, obsédés par le sexe. Accoutrés en drag-queens, ils multiplient, jusqu’à l’écœurement, les déhanchements se voulant suggestifs, avec strass et paillettes, tandis que les seconds se distinguent par le fait qu’ils n’ont droit qu’aux couleurs criardes, et à des costumes difformes.
La seule originalité – relative, mais finalement ignoble – de la démarche du metteur en scène polonais est d’avoir grossièrement superposé à cette consternante banalité une relecture politique, hélas superficielle, qui fait surtout figure de bonne conscience. Dès l’Ouverture, prenant prétexte que l’action se passe à Mélitène, capitale de l’Arménie, au IIIe siècle, des projections de textes et photos rapprochent le livret de Scribe de la réalité du génocide arménien. Ainsi, le personnage cornélien de Pauline est assimilé à Aurora Mardiganian (1901-1994), survivante des massacres de 1915, et autrice d’un livre témoignage, Ravished Armenia (1918), traduit en français sous le titre Apocalypse Arménie.
Finalement, les solistes endosseront des tee-shirts, portant le nom de martyrs arméniens. Mais, entre-temps, la grande cause du génocide n’aura été évoquée que par quatre figurantes empilant des cadavres, en tissu et sans tête, de part et d’autre du cabaret, où se déroule l’action. On quitte la salle partagé entre colère et nausée.
NICOLAS BLANMONT