Les chanteurs mythiques Victoria de los Angeles, l’anti-diva
Les chanteurs mythiques

Victoria de los Angeles, l’anti-diva

26/09/2023
Donna Anna dans Don Giovanni, à Milan (1951). © Teatro alla Scala/Erio Piccagliani

Née à Barcelone, le 1er novembre 1923, la légendaire soprano espagnole aurait eu 100 ans, cette année. À l’occasion de cet anniversaire, Warner Classics, qui a repris les catalogues His Master’s Voice, La Voix de son maître et Erato, réunit, dans un coffret de 59 CD, annoncé pour le 20 octobre, la quasi-totalité de sa monumentale discographie. En avant-première de cet événement, Opéra Magazine rend hommage à cette lumineuse artiste, à l’aise dans tous les répertoires, à l’opéra comme en récital, entrée dans l’histoire comme l’une des plus grandes cantatrices du XXe siècle.

En ce 1er novembre, entre autres pensées, les mélomanes se souviendront de Victoria de los Angeles, née voici tout juste cent ans et disparue en 2005. À la scène et au disque, elle aura porté haut le flambeau du chant espagnol de la seconde moitié du XXe siècle, précédant ses consœurs Pilar Lorengar, Teresa Berganza ou Montserrat Caballé. Dès 1954, dans la revue Disques, Jacques Bourgeois saluait en elle « la plus grande cantatrice espagnole depuis Maria Barrientos (1) ».

Une curiosité qui ne faiblira jamais

Née à Barcelone, dans une famille modeste mais que la musique ne laisse pas indifférente, elle étudie d’abord la guitare, avant de se découvrir une voix. En 1939, année de ses 16 ans, elle entre au Conservatori del Liceu de Barcelone, et travaille avec la contralto Dolores Frau. Un concours radiophonique, qu’elle remporte en 1940, lui offre son premier rôle : Mimi (La Bohème) dans un théâtre barcelonais, justement nommé Victoria. José Maria Lamaña, ingénieur, musicien amateur (de musiques anciennes, entre autres), l’entend, trouve des mécènes sensibles au talent de la jeune fille, et l’engage dans son ensemble Ars Musicae – elle y jouera de la flûte à bec !


Manon à New York. © The Metropolitan Opera Archives/Louis Mélançon

1944, une date décisive : le 19 mai, elle donne son premier grand concert, au Palau de la Musica Catalana. Le 13 janvier 1945, elle offre sa première Comtesse Almaviva (Le nozze di Figaro) au public du Liceu. Suivent Manon de Massenet, et Mimi, à nouveau. Autre année déterminante : 1947. Le 4 octobre, le Premier prix du Concours International de Chant de Genève est, pour elle, un tremplin d’importance – elle surprend le jury par le grand air de Leonore (Fidelio), tout comme elle s’était singularisée, lors de son examen final au Conservatori del Liceu, par son choix du rôle de Messaggiera (L’Orfeo de Monteverdi). Plus que de l’éclectisme, une curiosité qui ne faiblira jamais.

Quelques étapes d’une carrière

Une magnifique carrière se profile, qui va se développer rapidement sur les plus prestigieuses scènes internationales. En 1948, c’est Londres et La vida breve de Manuel de Falla, à la BBC (des airs qu’elle grave sur son premier 78 tours pour HMV !). En 1949, l’Opéra de Paris l’applaudit dans Faust, puis, en 1950, le Covent Garden l’accueille dans La Bohème, avant que la Scala de Milan ne la reçoive dans Ariadne auf Naxos.


Desdemona dans Otello, à New York. © The Metropolitan Opera Archives/Louis Mélançon

L’imagine-t-on dans Wagner ? Dès ses premières années de carrière, entre Barcelone et Londres, elle aborde Elisabeth (Tannhäuser), Eva (Die Meistersinger von Nürnberg) et Elsa (Lohengrin), trois héroïnes qu’elle retrouvera au Metropolitan Opera de New York, entre 1951 et 1961. La consécration viendra en cette même année 1961, avec ses débuts au Festival de Bayreuth, en Elisabeth. Ce ne sont là que quelques étapes, et non des moindres.

En récital comme à l’opéra

À l’opéra, son répertoire s’accommode des styles les plus divers, qu’elle aborde avec sincérité et loyauté. À une époque où les musiques ancienne et baroque n’ont pas encore retrouvé les faveurs du public, elle n’hésite pas à se produire dans Mitridate Eupatore d’Alessandro Scarlatti (à la Piccola Scala de Milan, en 1956) ou Il combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi (qu’elle donne encore à Paris, Salle Gaveau, dans les années 1980). Elle chante Haendel, Mozart, Rossini, Verdi, Puccini, mais aussi Wagner et Richard Strauss ; elle crée, en concert, Atlantida de Falla (Barcelone, 1961) ; et elle excelle dans les ouvrages français, Faust, Manon… et même Pelléas et Mélisande.


Mélisande dans Pelléas et Mélisande, à New York. © The Metropolitan Opera Archives/Louis Mélançon

À son activité lyrique, elle joint celle de récitaliste : à partir des années 1970, elle se consacre presque entièrement à cet art, dans lequel elle a peu de rivales. Et, comme dans l’opéra, la diversité de ses choix séduit. Les compositeurs espagnols, Falla, Granados, Turina, Toldra, Rodrigo, sont chers à son cœur, et là aussi, elle s’aventure jusqu’au XIIIe siècle et aux œuvres d’Alfonso el Sabio (Alphonse X le Sage). Qui a assisté à l’un de ses concerts a toujours le souvenir de son dernier bis, Adios Granada, qu’elle donnait en s’accompagnant elle-même à la guitare. Ajoutons à cela, outre la musique sacrée, la mélodie française, celle de Berlioz, Debussy, Duparc, Fauré, Canteloube ou Ravel, et le lied germanique.

Jeunesse, naturel, simplicité et rigueur

Victoria de los Angeles chante ce qu’elle aime, et cela s’entend ; et ce qu’elle aime, elle souhaite que ceux qui l’écoutent l’aiment aussi. Quelle que soit la partition choisie, elle l’aborde avec ce naturel et cette simplicité auxquels le public ne résiste pas, mais aussi avec une exigence musicale et une rigueur que l’on peut qualifier de classiques. La ligne vocale demeure d’une plasticité et d’une chasteté irréprochables, magnifiée par un timbre lumineux qui, même assombri dans les dernières années, semble toujours porter en lui une éternelle jeunesse.


Rosina dans Il barbiere di Siviglia, à New York. © The Metropolitan Opera Archives/Louis Mélançon

Femme de cœur et d’une parfaite éducation, la soprano, mariée à Enrique Magriña, évoquait très rarement sa vie privée, assombrie par le handicap de son fils cadet, atteint du syndrome de Down, puis la disparition, dans un accident, de son aîné. Depuis 2007, la Fundacio « Victoria de los Angeles » préserve son héritage artistique, aide les jeunes artistes et forme de nouvelles générations de musiciens.

Le 1er novembre 2023, sera inaugurée, à Barcelone, une année entièrement dédiée à la cantatrice, dont les manifestations, auxquelles participeront de nombreuses institutions espagnoles, se poursuivront jusqu’au 6 novembre 2024. Douze mois qui verront aussi la publication d’une nouvelle biographie. Comment mieux honorer celle qui était, en plus d’une immense artiste, une grande dame ?

MICHEL PAROUTY

(1) Maria Barrientos, née à Barcelone, le 4 mars 1884, morte à Ciboure, le 8 août 1946. Spécialisée dans les grands emplois virtuoses de soprano lirico leggero, étoile de la Scala de Milan et du Metropolitan Opera de New York, elle a, notamment, enregistré les Siete Canciones populares españolas de Falla, avec le compositeur au piano, en 1928.

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