Felsenreitschule, 13 août 2023
Pour sa programmation audacieuse du dernier opéra de Bohuslav Martinu (1890-1959), resté en marge du répertoire, malgré son importance et sa valeur testamentaire, Salzbourg n’a pas choisi la version originale, dite « de Londres », achevée en 1957, et finalement refusée par le Covent Garden, dont la reconstitution avait fait événement à Bregenz, en 1999, mais la seconde, remaniée et raccourcie, créée à Zurich, en 1961, en allemand – et donnée ici en anglais. À raison, pour son élimination de la majeure partie des dialogues parlés, ralentissant et alourdissant l’action, et son lyrisme supérieur.
L’ouvrage imbrique magistralement la donnée religieuse – celle de la Passion, que les habitants du village doivent représenter –, et les destins tourmentés des individus chargés par le prêtre Grigoris d’en incarner les personnages. Celui, notamment, de Manolios, qui s’est trop bien identifié à la figure du Christ – Le Christ recrucifié, selon le titre du roman de Nikos Kazantzakis (1883-1957), dont le livret est adapté –, pour défendre le sort des réfugiés, que Grigoris veut, au contraire, expulser.
Contrairement à sa Médée de Cherubini (voir O. M. n° 154 p. 62 d’octobre 2019), qui gagnait en puissance d’être placée à l’époque contemporaine, Simon Stone n’a pas eu à transposer artificiellement cette histoire de migrants mal accueillis – car c’est le sujet même de l’œuvre, d’une actualité cruelle autant qu’évidente. Il l’a fait, aussi, sans réalisme misérabiliste, ni prêche déclamatoire, avec des choix intelligemment nuancés et argumentés, pour livrer un spectacle d’une beauté à couper le souffle, qui rejoint les plus grandes réussites de la scène salzbourgeoise.
L’immense espace du Manège des rochers (Felsenreitschule) reste dénudé, fermé au fond et à ses extrémités par un haut mur lisse, dans lequel s’ouvriront brièvement quelques cases, pour laisser s’épanouir la batterie irrésistible des cloches dans les premières pages ou, plus loin, le jeu d’un humble accordéoniste. Le débordement d’inventions plastiques est tout aussi impressionnant, telle cette pluie drue tombant en bloc des cintres, pendant plusieurs minutes, lors de la tentative de séduction de Manolios par Katerina, à l’acte II.
Les costumes finement pensés de Mel Page (d’un bleu gris pour la population du village, connotant son conformisme de pensée ; bariolés, mais harmonieusement assortis, pour les migrants, indiquant les potentialités de bonheur qu’ils portent avec eux), et les éclairages remarquablement raffinés de Nick Schlieper, participent à une succession de tableaux d’une saisissante beauté. Et de plus en plus émouvants.
Jusqu’à l’assassinat bestial de Manolios, dont le corps baignant dans une mare de sang est veillé par les deux femmes ayant partagé sa vie : Lenio, la fiancée abandonnée, et Katerina, la prostituée au grand cœur incarnant Marie-Madeleine, dans une splendide image à la Delacroix – on songe à Saint Sébastien secouru par les saintes femmes, dit aussi Le Martyre de saint Sébastien (1836), joyau de l’église Saint-Michel de Nantua.
Magistrale réussite, encore, dans la mise en place périlleuse, mais d’une parfaite lisibilité, de cette foule de plusieurs centaines d’acteurs, traduisant, entre autres, l’affrontement des deux communautés.
Une distribution superlative parachève notre bonheur. Au tout premier rang, on placera la performance enthousiasmante du Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, mené par Huw Rhys James, et véritable protagoniste de l’œuvre. Pour le « méchant » Grigoris, on aurait pu souhaiter, sans doute, une voix encore plus flatteuse que celle de la basse Gabor Bretz, mais tous les autres sont de premier plan.
Pointons, tout spécialement, le Manolios de Sebastian Kohlhepp, ténor d’origine mozartienne, s’élevant ici à des accents quasi wagnériens, dont on n’oubliera plus le nom désormais, et le non moins exceptionnel Fotis du baryton-basse Lukasz Golinski, au charisme intense.
À côté de la touchante Lenio de Christina Gansch, le grand soprano lyrique de Sara Jakubiak impressionne en Katerina. Et le très versatile ténor Charles Workman, en excellente voix, confère un relief fascinant au personnage complexe de Yannakos, dans sa tentation de trahison, puis sa résistance et son repentir, au II. Saluons enfin, parmi les nombreux comprimari, le Vieil Homme véhément de la basse Scott Wilde, ainsi que la Vieille Femme de la contralto Helena Rasker.
Propulsé pour la première fois – comme son compatriote et aîné d’un an seulement, Raphaël Pichon, dans Le nozze di Figaro (voir plus haut) – à la tête d’un orchestre (Wiener Philharmoniker) à la fête avec cette partition richissime, le chef français Maxime Pascal soulève, comme elle le mérite, la magnifique production.
Un de ces spectacles dont on sort ébloui, et peut-être aussi meilleur – conformément aux intentions des auteurs –, tant la réalisation, d’un perfectionnisme insurpassable propre à la scène salzbourgeoise, est la hauteur de la haute portée morale et spirituelle de l’œuvre.
FRANÇOIS LEHEL