Vitrifrigo Arena, 11 août 2023
Avec la première in loco d’Eduardo e Cristina, « dramma per musica » créé à Venise, en 1819, la nouvelle production d’Adelaide di Borgogna et la reprise d’Aureliano in Palmira, l’édition 2023 du « Rossini Opera Festival » semble volontairement placée sous le signe des raretés et des « autoimprestiti » (« réemplois »), offrant tout un jeu de résonances de l’une à l’autre de ces œuvres de second plan.
Nouveau venu à Pesaro, le metteur en scène italien Stefano Poda, qui assure aussi les décors, les costumes, les lumières et les chorégraphies d’Eduardo e Cristina, en propose une vision esthétiquement très aboutie, mais dont le concept dramatique reste plutôt abscons.
Dans un décor de charnier ou de catacombes, en référence à la guerre servant d’arrière-plan à l’action, des figurants nus, sans doute les « prisonniers » auxquels le livret fait allusion, manipulent, entre mime et danse, les fragments de statues démembrées dans des cubes à l’armature métallique, symbolisant l’enfermement des personnages dans la loi morale dont ils sont victimes. Reconstruits à la fin, ces corps représenteront le couple éponyme, réuni après ses épreuves et enlacé tête-bêche.
Bien que certains moments se révèlent d’une belle intensité dramatique, comme le finale de l’acte I, ces chorégraphies torturées, dont Stefano Poda anime le plateau, tout au long de l’opéra, passent au second plan de l’interprétation musicale, faute d’un lien plus explicite avec le livret.
Les deux rôles principaux réunissent deux générations de chanteuses italiennes. En Eduardo, la mezzo Daniela Barcellona, dont les débuts à Pesaro remontent à 1996, expose désormais un médium et un grave affaiblis. Si l’aigu est toujours plein de vaillance, et le style impeccable, comme le montre sa grande scène du II, la projection n’est pas toujours à la hauteur des exigences de l’acoustique du lieu, et c’est surtout dans la dimension héroïque du personnage que Daniela Barcellona s’impose.
Par contraste, Anastasia Bartoli impressionne avec un large ambitus et une technique sans faille, sans parler d’une expressivité de tous les instants, qui lui vient d’évidence de sa mère, Cecilia Gasdia, auprès de laquelle elle s’est formée. Mais si la jeune soprano possède, parfois à s’y méprendre, le beau médium, le phrasé subtil et le sens dramatique de cette dernière, elle n’en a ni la beauté du timbre, ni la douceur des aigus, parfois un peu criés. Il n’empêche, Anastasia Bartoli fait preuve d’un réel engagement, doublé d’une virtuosité sans faille.
En père tyrannique, son compatriote Enea Scala s’affirme avec une remarquable puissance, dans un emploi de « baryténor » qui lui va comme un gant. La scène de fureur de Carlo, au I, lui vaut une longue ovation, largement méritée.
Dans les rôles secondaires, la basse russe Grigory Shkarupa et le ténor italien Matteo Roma héritent chacun d’un air. Vu sa banalité, celui de Giacomo, qui échoit au premier, ne peut être de Rossini. Le second, mieux servi par la partie d’Atlei, possède, quant à lui, l’étoffe d’un premier plan, avec une voix brillante, mais des suraigus un peu tendus. L’un et l’autre donnent, en outre, beaucoup de relief à leurs personnages.
À la tête des excellents Coro del Teatro Ventidio Basso et Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI, Jader Bignamini réussit le tour de force de donner une véritable unité à cette partition composite. La direction, précise et engagée, du chef italien crée cette tension qui manquait aux expériences précédentes – notamment à celle, en version de concert, du Festival « Rossini in Wildbad » (voir O. M. n° 132 p. 27 d’octobre 2017) –, pour en révéler tout le potentiel dramatique. En plein accord avec la sombre vision de Stefano Poda, qui refuse même le traditionnel « lieto fine » voulu par le livret.
ALFRED CARON