Fervent défenseur du théâtre lyrique de notre temps, d’abord à la Monnaie, puis au Festival d’Aix-en-Provence, le Belge Bernard Foccroulle se consacre à la composition, depuis qu’il a quitté ses fonctions de directeur d’opéra. La maison bruxelloise crée Cassandra, sous la direction musicale de Kazushi Ono et dans une mise en scène de Marie-Ève Signeyrole, du 10 au 23 septembre.
Votre opéra Cassandra va être créé à la Monnaie, un théâtre que vous avez dirigé, de 1992 à 2007. Qu’est-ce qui vous a poussé, alors, à devenir directeur d’opéra ?
Ma nomination a eu lieu sans que je la prémédite vraiment. La personnalité déterminante de Gerard Mortier, à la tête de la Monnaie de 1981 à 1991, a renouvelé le paysage lyrique. J’ai moi-même été l’assistant du directeur musical, Sylvain Cambreling, j’ai joué dans l’orchestre, et suivi de près la création du premier opéra de Philippe Boesmans, La Passion de Gilles, en 1983. Mais tout le monde savait que l’élan donné à la maison pouvait facilement retomber. Peu après la création du Festival Ars Musica, en 1989, Gerard Mortier m’a dit : « Vous devriez songer à me remplacer. » Perspective que je n’avais jamais envisagée ! Quand il a été nommé à la tête du Festival de Salzbourg, je me suis dit, après avoir beaucoup hésité, que le jeu en valait la chandelle. J’ai fait acte de candidature, et j’ai été accepté.
Qu’avez-vous souhaité conserver à la Monnaie ? Et modifier ?
Gerard Mortier concevait l’opéra comme une œuvre d’art totale, avec, bien sûr, la musique comme dimension première, suivie par le théâtre…
L’opéra, depuis Monteverdi et Lully, ne réunit-il pas tous les genres ?
Certes, mais depuis toujours, le point d’équilibre a tendance à se rompre. Après les premières décennies, l’« opera seria » s’est imposé, et avec lui la beauté du chant. Après la réforme de Gluck, le bel canto a refleuri. Le souci du théâtre est revenu plus tard, avec Verdi, Wagner, Janacek et quelques autres. La Castafiore, inventée par Hergé, reste l’incarnation de ce que l’opéra était devenu au XXe siècle : un art narcissique qui se regarde dans le miroir, se trouve beau et oublie sa nécessité ! J’ai aussi compris qu’il était indispensable de créer un service éducatif, dès mon arrivée, en 1992, ce qui était rare à l’époque, sauf dans les pays anglo-saxons, et de travailler la question des publics, en général. Par ailleurs, j’ai mis la création au centre de la politique artistique. Sous le mandat de Gerard Mortier, en dix ans, il y avait eu trois ou quatre premières mondiales ; j’ai essayé d’en inscrire une chaque saison, et de les faire circuler en trouvant des partenaires. Songez que La Passion de Gilles n’a été vue nulle part ailleurs qu’à la Monnaie ! J’ai également fait venir des œuvres créées dans d’autres théâtres, comme Trois Sœurs de Peter Eötvös. À la Monnaie, puis au Festival d’Aix-en-Provence, nous avons aussi programmé d’autres musiques (jazz, musiques méditerranéennes, musiques orientales, etc.). Aujourd’hui, l’horizon est très ouvert ; des chorégraphes comme Anne Teresa De Keersmaeker, à la suite de Pina Bausch et Trisha Brown, s’emparent de l’opéra, tout comme des plasticiens : à la Monnaie, Jan Fabre a mis en scène Tannhäuser, et William Kentridge a présenté des productions d’Il ritorno d’Ulisse in patria et de Die Zauberflöte, qui ont fait le tour de la planète.
Vous avez commandé, en tout, une trentaine d’opéras. Quelles sont les réussites dont vous êtes le plus fier ?
D’abord, je suis heureux que ces ouvrages aient suscité l’adhésion du public et contribué au renouveau du genre, en mettant l’accent sur l’importance de la narration, une dramaturgie lisible, une écriture vocale qui respecte la voix et ne la traite pas simplement sous un angle instrumental. Il y a, bien sûr, l’ensemble des opéras de Philippe Boesmans…
… dont on a l’impression qu’il a été, pendant quarante ans, en résidence à la Monnaie !
En effet, la plupart de ses opéras y ont été créés. Sa résidence a duré de 1985 à la fin de mon mandat, en 2007, mais le compagnonnage avec le théâtre a continué avec mon successeur, Peter de Caluwe. Boesmans et la Monnaie se sont beaucoup apporté l’un à l’autre. Pourquoi les maisons d’opéra n’invitent-elles pas des compositeurs en résidence pour au moins deux ou trois saisons ? Outre Boesmans, j’aimerais citer Pascal Dusapin, dont Medeamaterial a été créé, en 1992, à la Monnaie, et Passion, en 2008, au Festival d’Aix-en-Provence, ainsi que Frühlings Erwachen de Benoît Mernier (Bruxelles, 2007), House of The Sleeping Beauties de Kris Defoort, deux ans plus tard, toujours à la Monnaie, et The House Taken Over de Vasco Mendonça (Aix-en-Provence, 2013). Il faut parfois prendre son temps : j’ai contacté George Benjamin, en 1990, en espérant qu’un opéra issu de sa plume voie le jour, en 1992, mais il a fallu attendre 2012 pour découvrir Written on Skin, qui a été créé, au Festival d’Aix, grâce à la réunion de six grandes institutions européennes. Cet ouvrage est devenu un titre majeur du XXIe siècle, repris un peu partout dans le monde.
Avec votre Cassandra, nous allons peut-être découvrir une autre œuvre marquante de notre temps…
J’ai suivi le principe que j’ai toujours conseillé aux jeunes compositeurs de respecter : prendre son temps ! Je n’avais rien écrit pour la voix, avant le début des années 2000, puis elle ne m’a plus lâché. Pas à pas, j’ai composé Am Rande der Nacht, sur des textes de Rilke, Quatre Mélodies d’après Verlaine, E vidi quattro stelle, inspiré de Dante, et enfin Le Journal d’Hélène Berr, créé à Cherbourg, en mai dernier, et qui sera repris, en première scénique, par l’Opéra National du Rhin, en décembre prochain. Quand j’ai quitté la direction générale du Festival d’Aix-en-Provence, en 2018, afin de dégager du temps pour la composition, Peter de Caluwe m’a proposé de réfléchir à un projet d’opéra, à la Monnaie. J’ai pensé à un ouvrage qui soit en rapport avec de réels enjeux de notre époque. J’ai alors proposé à Matthew Jocelyn, que je connaissais bien, de réfléchir avec moi au personnage de Cassandre et d’écrire le livret de ce nouvel opéra.
Pourquoi Cassandre ?
Il s’agit d’une figure mythologique qu’il est possible de rapprocher de notre univers contemporain, où la voix des scientifiques, des activistes et des lanceurs d’alerte peine à se faire entendre. Je me méfie des actualisations, qui se révèlent parfois réductrices, mais il y a chez Cassandre quelque chose d’intemporel. Douée du don de prophétie par Apollon, elle se refuse à lui et se voit privée du don d’être crue. En outre, si l’on excepte Les Troyens de Berlioz et Cassandre de Michael Jarrell, c’est un personnage qui intervient peu à l’opéra. Avec le dramaturge Louis Geisler, nous avons travaillé sur les sources, d’Eschyle à Schiller. C’est ainsi que nous avons imaginé deux héroïnes : la Cassandre mythologique (Cassandra), et une jeune climatologue de notre époque (Sandra). Chez Eschyle, Cassandre dit : « Ototoi popoi da. » Ce n’est pas du grec. Par ces quelques mots, l’auteur signifie qu’elle est étrangère. C’est peut-être, aussi, un au-delà ou un en deçà de la parole. J’en fais le point de jonction entre Cassandra et Sandra, car j’ai tenu à ce que deux chanteuses différentes, une mezzo et une soprano, à la voix proche de celle de Fiordiligi dans Cosi fan tutte, incarnent les deux héroïnes, qui doivent se rencontrer à la fin.
Quels sont les autres personnages de Cassandra ?
Priam (id.) et Hécube (Hecuba) sont interprétés par les mêmes chanteurs que les parents de Sandra, Alexander et Victoria. Il y a également Blake, son compagnon, Naomi, sa sœur, et, bien sûr, Apollon (Apollo). Un chœur des Esprits, c’est-à-dire des humains qui ont vécu et gardent des liens avec les vivants, relie le passé, le présent et l’avenir. Le monde de la nature est représenté par trois scènes, où interviennent des abeilles, que je fais entendre par les cordes jouées sul ponticello, en sixièmes de ton. Dans cet opéra très dramatique, elles représentent des moments de contemplation qui viennent rythmer l’action. Pendant la phase préparatoire, nous avons dialogué avec un groupe de jeunes activistes du climat, et avec Jean-Pascal van Ypersele, grand climatologue et ancien vice-président du GIEC. Dans l’opéra, Sandra aime à dire qu’elle remonte le temps par la glace, alors que son compagnon, qui est helléniste, le remonte à travers les livres. Les livres, justement, et les alvéoles des ruches seront les deux motifs conducteurs des décors conçus par Fabien Teigné, pour la mise en scène de Marie-Ève Signeyrole. Attention, toutefois : Cassandra n’est ni un opéra sur le climat, ni un opéra militant. C’est une fable, si l’on veut, mais d’abord une tragédie de la non-écoute.
Comment avez-vous conçu votre partition ?
L’opéra est organisé par scènes, qui peuvent s’enchaîner, et il est entièrement chanté. Il contient beaucoup de dialogues, quelques monologues, mais aussi des tableaux d’ensemble, comme ce dîner de famille, au cours duquel les cinq personnages chantent parfois en même temps, sans qu’il s’agisse d’un quintette, à proprement parler. J’ai tenu à l’intelligibilité du texte. J’ai, par ailleurs, composé pour des interprètes particuliers, que nous avons choisis très tôt, avec Peter de Caluwe – ce qui n’empêche pas, évidemment, que leurs rôles puissent être repris par d’autres chanteurs.
Le livret a été écrit en anglais…
J’ai eu plaisir à composer, autrefois, sur des textes français, italiens, allemands… Mais l’anglais est la langue maternelle de Matthew Jocelyn. C’est aussi la lingua franca d’aujourd’hui, et la langue dans laquelle communiquaient les activistes du climat, en Belgique. Musicalement, elle est moins accentuée que l’allemand, mais davantage que le français.
Quel regard portez-vous sur le devenir de l’opéra ?
Un regard optimiste ! Le monde de l’opéra vit une période exaltante, notamment dans le domaine de la création. Depuis Saint François d’Assise de Messiaen, des partitions extraordinaires ont vu le jour, et le public est présent, preuve que cet art n’est pas réservé à je ne sais quelle élite. Mais il y a, en même temps, une marchandisation de la culture, qui se développe à une vitesse sans précédent et peut anéantir la civilisation. Nous sommes, aujourd’hui, davantage dans la résistance à la destruction que dans l’établissement des bases d’un monde nouveau. O
Propos recueillis par CHRISTIAN WASSELIN