Opéras Roméo et Juliette convaincant à Paris
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Roméo et Juliette convaincant à Paris

11/07/2023
© Opéra National de Paris/Vincent Pontet

Opéra Bastille, 26 & 27 juin

Exilé du Palais Garnier depuis 1985, un temps réfugié à l’Opéra-Comique, en 1994 et 2021, Roméo et Juliette de Gounod revient triompher à l’Opéra Bastille, dans une mise en scène de Thomas Jolly, coproduite avec le Teatro Real de Madrid, qui clôt la saison 2022-2023. La direction musicale de Carlo Rizzi, comme les deux distributions en alternance, sont dignes d’éloges, l’ensemble ne manquant ni de vigueur, ni de conviction.

Que voit-on ? Non l’habituelle transposition, mais à travers la réelle connaissance de Shakespeare, une fastueuse variation sur l’oxymore au cœur de toute œuvre poétique : l’amour de Roméo et Juliette est né de la haine entre deux familles rivales, leur jeunesse s’affirme auprès de parents obstinés, les ténèbres du tombeau recèlent une lumière inaltérable. Le décor tournant de Bruno de Lavenère, les lumières d’Antoine Travert, tantôt glauques, tantôt aveuglantes et braquées sur le public, créent un climat suggéré, dès les premières images, par la pénombre : la peste sévit à Vérone.

Des médecins au masque d’oiseau de proie, des fumigations aux nuances verdâtres, des charrettes emplies de cadavres, suggèrent la mort omniprésente – allusion supprimée par les librettistes Barbier et Carré, mais présente à la scène 2 de l’acte V chez Shakespeare, lorsque Frère Jean explique à Frère Laurent l’échec de sa mission (prévenir Roméo que, malgré les apparences, Juliette est toujours vivante). De là, peut-être, d’autres masques funèbres pendant la fête chez les Capulets, frénétique si l’on en croit la chorégraphie de Josépha Madoki.

L’escalier monumental du Palais Garnier fait face à l’abîme gris de l’Opéra Bastille. La tournette donne parfois le tournis, et la solennité gagne à ses rares arrêts. Des trouvailles méritent d’être saluées : la chapelle ardente, aux cierges innombrables, transforme le tombeau de Juliette, « sombre et silencieux », en « palais splendide et radieux », et les costumes dessinés par Sylvette Dequest alternent couleurs vives ou sombres.

Dramatiquement suggestifs, ils exercent, pourtant, un déplorable effet acoustique sur un Comte Capulet-Masque de fer embastillé, lors du I. Libéré de sa muselière, on l’entend mieux, au IV, quand il réapparaît, en complet-cravate, pour marier… et gifler sa fille. Ce geste brutal, mal synchronisé, laisse entendre le bruit de la chiquenaude en net décalage. Juliette s’écroule-t-elle à terre sous le choc ? Le travail du son procure quelques surprises (consonnes initiales crachées, halo autour de certaines syllabes).

La version retenue est celle de 1888, date de l’entrée de l’ouvrage au Palais Garnier, mais le ballet obligatoire n’est évoqué qu’à travers la « Danse bohémienne ». Danseurs et danseuses remuent les bras, mais ne font guère usage de leurs jambes. Pourquoi, enfin, Thomas Jolly croit-il devoir interdire aux jeunes amants de rendre l’âme en appelant la clémence divine, cela en contradiction avec le synopsis écrit par Katja Krüger, dont la « collaboration artistique » est mentionnée dans le programme de salle ?

Carlo Rizzi assure une progression sans précipitation, obtenant de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris un constant soutien du plateau dans la variété des timbres. La cohésion des Chœurs, préparés par leur cheffe Ching-Lien Wu, lui répond : le superbe finale du III (« Ah ! jour de deuil et d’horreur et d’alarmes ») atteint à la grandeur requise.

La première distribution offre la parfaite netteté de l’émission, du phrasé, du style. Benjamin Bernheim et Elsa Dreisig prendront place parmi les Roméo et les Juliette de l’histoire. Leur chant merveilleusement apparié sert les subtilités et la noblesse de leurs duos, mais aussi la moindre inflexion de leurs airs. L’air « Dieu ! Quel frisson court dans mes veines ?… Amour, ranime mon courage » , par Elsa Dreisig, recueille un triomphe mérité. La scène du tombeau, par Benjamin Bernheim, rejoint les souvenirs les plus lumineux du beau chant français. Comment, dès lors, ne pas regretter la censure exercée sur leur dernière phrase (« Seigneur, Seigneur, pardonnez-nous !») ?

Si Francesco Demuro et Pretty Yende n’offrent pas les mêmes qualités de francité (bien des phonèmes hasardeux), ils assument leurs rôles avec vaillance, montrant beaucoup d’ardeur dans la redoutable montée « Dieu de bonté ! Dieu de clémence ! Sois béni par deux cœurs heureux ! ».

Lea Desandre est un Stéphano désarmant de ductilité vocale et d’aisance scénique. Sylvie Brunet-Grupposo campe une Gertrude sonore et bienveillante. Quant au Mercutio du baryton britannique Huw Montague Rendall, il conquiert tous les suffrages : sa « Ballade de la reine Mab », délivrée de la gestuelle saccadée, permettrait de mieux différencier « l’avare en son gîte sombre » et « le poète [qui] rime ses vers », mais sa « Mort » ne manque pas de grandeur.

Jean Teitgen, dont on admire, comme toujours, la plénitude vocale, a-t-il l’extrême grave de Frère Laurent ? Il faut à Laurent Naouri sa grande expérience de la scène pour surmonter, à son entrée, l’obstacle du masque-muselière. Mais, ensuite, sa brutalité ostentatoire est-elle celle du Comte Capulet ? Dans la trop courte intervention du Duc de Vérone, Jérôme Boutillier, pour ses débuts à l’Opéra National de Paris, fait preuve d’une impeccable prestance. Sans aucun doute, le baryton français a la pointure pour affronter, sans artifice, la jauge du lieu dans des rôles plus étoffés.

Patrice Henriot


© Opéra National de Paris/Vincent Pontet

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