Ses projets, à la tête de l’ensemble Le Balcon, ont façonné l’image d’un chef atypique. S’il s’est confronté à quelques piliers du répertoire lyrique, Maxime Pascal demeure un fervent défenseur de l’opéra des XXe et XXIe siècles. En témoignent L’Opéra de quat’sous de Weill, qui ouvre, le 4 juillet, avec la troupe de la Comédie-Française, le Festival d’Aix, et The Greek Passion de Martinu, qu’il dirige à Salzbourg, à partir du 13 août.
Vous avez fondé Le Balcon pour désacraliser, réinventer même, le cérémonial très codifié du concert. Votre ensemble fête, cette année, son 15e anniversaire…
Je repense à nos débuts et à Pierre Boulez, qui m’avait fait l’honneur de venir nous écouter à l’église Saint-Merri, à Paris. Il m’avait dit être fasciné par ce que nous avions réussi à accomplir, sans être institutionnalisés. Aujourd’hui, nous continuons à expérimenter, en gardant, comme fil rouge, l’intégrale du gigantesque cycle Licht de Stockhausen. Mais le monde a beaucoup changé en quinze ans, et de nouveaux défis se sont imposés à l’humanité. Prenez la réflexion sur l’intelligence artificielle ! Elle nous fait nous rendre compte à quel point on a mécanisé nos vies, robotisé la société, jusqu’à nous rendre imitables par des machines…
Votre carrière reste très atypique. Il y a quelques semaines, vous avez dirigé Lulu, à Vienne, non au Wiener Staatsoper, mais au MusikTheater an der Wien. Et avec une chorégraphe, comme metteuse en scène…
C’est, surtout, qu’on me connaît davantage dans les lieux atypiques ! Lulu était un projet avec Marlene Monteiro Freitas, dont l’approche radicale peut ne pas plaire à tout le monde. J’ai accepté, dès le départ, d’être assez mal catégorisé comme chef « marginal », puis, à force de l’entendre, je m’y suis habitué ! Récemment, au Staatsoper de Berlin, on m’a encore dit que j’avais, dans Turandot, un style très personnel…
Vous allez ouvrir le Festival d’Aix-en-Provence, avec L’Opéra de quat’sous, dans une nouvelle traduction française de Die Dreigroschenoper (Berlin, 1928). À la création, l’orchestre comptait seulement sept musiciens, qui jouaient vingt-trois instruments. Cette polyvalence n’étant pas répandue, très vite une autre orchestration s’est imposée. Avec Le Balcon, vous avez choisi de revenir à l’original…
Quand Pierre Audi, le directeur général du Festival, m’a contacté, j’ai tout de suite pensé que L’Opéra de quat’sous était dans l’ADN de notre ensemble. L’œuvre étant, avant tout, une réponse minimaliste à la crise de l’opéra dans l’entre-deux-guerres, je n’ai pas cherché à reproduire qui jouait quoi à la création, mais j’ai repris le principe des instruments interchangeables, le côté presque « madrigalesque ». On aura donc une contrebasse qui prendra la clarinette basse, un percussionniste qui jouera aussi des claviers, un trombone qui se transformera en Tenorhorn… L’influence de la musique de rue est considérable chez Weill.J’ai cherché du côté des traditions d’Europe centrale et orientale, les mêmes qui ont inspiré les Symphonies de Mahler, avec ces harmonies, ces sons qui pleurent… Je voulais me rapprocher de la couleur des musiques de Goran Bregovic, pour les films d’Emir Kusturica. On jouera tout, en revanche, sur instruments d’époque, avec un piano des années 1930, et des percussions des années 1920. Comme Weill était passionné par les débuts de la radiophonie et des micros, j’ai tenu, aussi, à intégrer la guitare et la basse électriques.
Comment avez-vous abordé le travail vocal avec la troupe de la Comédie-Française ?
Cela fait plus d’un an que nous avons commencé à travailler. C’était nécessaire, pour peaufiner le chant avec des comédiens. Ils ont répété pendant le mois de mai, à Paris, avec Thomas Ostermeier, le metteur en scène, et j’ai pris le relais depuis. Nous nous y sommes pris tellement en amont qu’en mars, nous avions déjà fait deux maquettes complètes, pour que le projet musical soit pratiquement bouclé, au moment des répétitions scéniques ! J’ai privilégié, avant tout, la qualité du parlé-chanté. Et, c’est un hasard, mais comme je viens de faire Lulu, j’ai pu voir la convergence de l’opéra de Berg, de celui de Weill et du Pierrot lunaire de Schoenberg, quant au traitement du Sprechgesang.
Le spectacle proposera, donc, une nouvelle traduction française de l’opéra…
Celle qui existait devait être corrigée, à chaque nouvelle production, pour ses problèmes de prosodie ! Nous avons donc mis en chantier une nouvelle édition de la pièce de Brecht, ainsi qu’une nouvelle traduction des chansons. Ce travail a été mené par Alexandre Pateau, en collaboration avec mes équipes musicales.
Que répondez-vous à ceux, de plus en plus nombreux, qui trouvent le répertoire engagé du XXe siècle dépassé dans un monde post-URSS ?
Il ne serait pas malvenu de leur demander si les problèmes dénoncés par les ouvrages en question ont été réglés ! Brecht et Weill donnent la parole à des miséreux, à des prostituées, à des hommes détruits par la Grande Guerre, à des travailleurs exploités. Cela m’évoque la phrase d’Antonin Artaud : « J’écris pour les analphabètes », que Gilles Deleuze traduisait en « J’écris pour eux, en leur nom, parce qu’ils ne peuvent pas le faire. » L’Opéra de quat’sous est né, par ailleurs, dans une Europe qui développait d’inquiétants signes préfascistes, qu’on commence à retrouver aujourd’hui. Je ne vois donc rien de périmé dans ces combats. J’ai même envie de paraphraser Mackie, le protagoniste de L’Opéra de quat’sous, criant à ses oppresseurs : « D’abord la graille, la morale après ! »
Le livret de The Greek Passion (La Passion grecque) est, lui aussi, d’une troublante actualité, si l’on pense à ce maire de Loire-Atlantique dont la maison a été incendiée, à cause de son soutien à l’installation d’un centre pour migrants. Le roman de Kazantzakis, à l’origine du dernier opéra de Martinu, que vous allez diriger, en août, au Festival de Salzbourg, parle exactement de cela…
Kazantzakis a été rejeté par l’Église, car il mêlait trop spiritualité, religion, politique et anthropologie. L’opéra parle d’un petit village grec où, tous les sept ans, les habitants recréent la Passion du Christ. Dans un contexte de tension avec des réfugiés, le berger Manolios, qui joue Jésus et prend fait et cause pour eux, finira assassiné par celui qui incarne Judas. Quand le chef prévu à l’origine s’est retiré du projet, Markus Hinterhäuser, le directeur artistique du Festival, a pensé à moi, car il sait que c’est dans les œuvres qui ont une forme particulière de spiritualité, proche de l’humanisme, que je m’épanouis le plus. Comme dans Saint François d’Assise de Messiaen, que je vais donner en septembre, à Bucarest, dans le cadre du Festival International « George Enescu ».
À quelle esthétique rattacheriez-vous The Greek Passion ?
L’orchestration est assez française, mais le plus frappant reste la lumière de l’ouvrage. Même dans les moments les plus violents, tout se passe sous un soleil zénithal. L’écriture des bois se rapproche des sons d’anches de la musique de Sardaigne. Cette œuvre fascinante se termine sur un accord tenu, dont l’orchestration mute de manière presque spectrale. Nous allons donner la version révisée par le compositeur, dite « de Zurich », celle de la création de 1961, dans l’anglais original, prévue au départ pour le Covent Garden de Londres.
Vous ferez, à cette occasion, vos débuts avec les Wiener Philharmoniker, dans le Manège des rochers (Felsenreitschule ) que vous connaissez bien…
J’essaie de ne pas me mettre la pression, quant à cette première collaboration ! Je suis là, avant tout, pour permettre aux instrumentistes et aux chanteurs de donner le meilleur d’eux-mêmes. Tout le reste est secondaire. Quant au Manège des rochers, c’est un lieu unique. Cette salle a, en effet, pour particularité d’être en pierre, ce qui lui donne un son hybride fascinant, entre un auditorium et une église.
Propos recueillis par YANNICK MILLON