Komische Oper, 4 juin
Barrie Kosky, à Glyndebourne, en 2015, et Claus Guth, au Theater an der Wien, en 2018, ont signé des visions aussi radicalement opposées que captivantes de Saul – la seconde gagnant, certes, à être vue à l’écran, plutôt que depuis la salle, grâce à une remarquable captation, parue en DVD et Blu-ray chez Cmajor (voir O. M. n° 182 p. 85 de mai 2022). Difficile, dès lors, sinon impossible, de passer après des productions aussi abouties.
Tel David contre Goliath, le metteur en scène Axel Ranisch frappe un grand coup : un trône doré fiché dans la tempe, au-dessus de l’impact de la pierre fatale, la tête du géant, au regard hagard, occupe, immense, la moitié de la largeur du plateau. Dans la deuxième partie, la moitié de son crâne décharné, émergeant du sable, figurera le passage du temps, d’abord illustré par un film d’animation réalisé par le scénographe, Falko Herold, écho à celui qui avait accompagné le récit, par une voix « off », avant la Symphony d’ouverture, des événements précédant le début de l’oratorio.
Le reste est, malheureusement, moins saisissant, qui se concentre, comme l’avait fait Claus Guth, mais sans reprendre sa référence appuyée à Teorema (Théorème, 1968) de Pier Paolo Pasolini, sur une famille dysfonctionnelle bouleversée par l’arrivée d’un étranger (David), suscitant la jalousie mortifère du père (Saul) par son exploit (le combat contre Goliath) et l’adhésion de la foule, le rejet d’une des sœurs (Merab), et l’amour de l’autre (Michal), autant que celui du frère (Jonathan) – malgré le baiser partagé avec Jonathan, Michal aura les faveurs de David, dont bientôt naîtra un fils.
Si la cohérence du propos, sur fond de guerre vouée à ne jamais s’achever, est nourrie par le jeu souvent intense des solistes, qui rendent prégnante, malgré les tics d’un certain théâtre psychologique, l’évolution des personnages qu’ils incarnent, l’esthétique n’évite pas le piège d’une contemporanéité devenue poncive. Non seulement dans cette chambre où, en plus d’un méchant canapé et d’un lit à baldaquin, se dresse, sans raison manifeste, une paire d’enceintes, devant des rideaux de lamelles argentées, complétés par l’inévitable boule à facettes, mais aussi, et surtout, parce qu’Alfred Mayerhofer, le créateur des costumes, donne l’impression d’avoir dévalisé une friperie vintage.
Sur le chœur, enfin, plane l’ombre, forcément tutélaire – puisqu’il a été à la tête de la maison pendant dix ans, jusqu’à l’été 2022 –, de Barrie Kosky. Son art de mettre en mouvement cette entité collective, d’en faire un protagoniste à part entière, manque d’autant plus trois semaines après l’avoir vu, une nouvelle fois, à l’œuvre dans Hercules, à Francfort (voir dans ce numéro). Ce n’est d’ailleurs pas tant l’élan qui fait défaut à ses membres, toujours vocalement fervents, mais plutôt une direction. L’image des cadavres amoncelés, aux vêtements blancs maculés du sang d’une énième bataille, se relevant pour écouter dans la pénombre, après les ultimes accords belliqueux de la partition, le nouveau roi entonner l’élégiaque King David d’Herbert Howells (1892-1983), n’en est pas moins belle et émouvante.
Le jeune contre-ténor américain Aryeh Nussbaum Cohen y confirme sa sensibilité, comme la douceur presque adolescente du timbre, qui n’empêche pas une projection vigoureuse. Assez ingrat en italien, le ténor de Rupert Charlesworth retrouve, avec sa langue natale, ses couleurs les plus tendres, pour un Jonathan d’une bouleversante dévotion amoureuse.
À l’inverse, Luca Tittoto se heurte, en Saul, à un anglais peu idiomatique, qui amoindrit, à plusieurs reprises, l’impact d’une basse a priori idéalement taillée pour le rôle. Quant à Tansel Akzeybek, il se révèle plus éloquent que souple, ce dont le Grand Prêtre ne se satisfait qu’à demi, particulièrement dans « While yet thy tide of blood runs high ».
La troupe (Ensemble) et l’Opéra Studio (Opernstudio) pourvoient le reste de la distribution, avec de vraies présences, sinon des instruments suffisamment saillants. Mais alors même que Nadja Mchantaf, soprano à – presque – tout faire du Komische Oper, et Penny Sofroniadou parent Michal et Merab, caractères antagonistes s’il en est, d’une lumière assez interchangeable, l’émission trop relâchée de la première contraste pertinemment avec le chant droit de la seconde.
Plus d’une fois, du côté des bois surtout, le son de l’orchestre paraît anachronique, à l’instar de l’absence d’ornements et d’appogiatures. L’énergie dont David Bates est prodigue au pupitre, son attention à la variété des accents et aux contrastes finissent, néanmoins, par donner, sinon sa pleine (dé)mesure, du moins de vifs reliefs, à ce monument, ici quelque peu resserré, du drame biblique haendélien.
Mehdi Mahdavi