Opéras Carmélites viennoises
Opéras

Carmélites viennoises

09/06/2023
© Michael Poehn

Staatsoper, 30 mai

La création en langue originale de Dialogues des Carmélites, au Staatsoper de Vienne, où l’ouvrage n’avait, jusqu’à présent, été joué qu’en allemand – et, pour la dernière fois, en 1964 –, devait marquer les débuts de Sabine Devieilhe en Blanche. Mais, peu après avoir retrouvé Sœur Constance, au Metropolitan Opera de New York, la soprano française a, prudemment, préféré renoncer à cette prise de rôle, sans doute prématurée. Prévue, à l’origine, en Madame Lidoine, c’est Nicole Car qui lui a été substituée. Et s’y révèle, de bout en bout, saisissante.

Par l’évidence, d’abord, avec laquelle elle s’empare de cet ambitus piégeux, dont les tensions culminent dans son ultime face-à-face avec Mère Marie, où ses aigus dardés transpercent l’âme. Mais grâce, surtout, à la façon toujours naturelle et expressive qu’a cet instrument, si sain et solide, d’embrasser la fébrile complexité du personnage – son angoisse existentielle, nourrie des peurs de l’enfance, et cette culpabilité, inscrite au plus profond de son être, d’avoir privé, par sa naissance même, son frère et son père, qui d’une mère, qui d’une épouse. Et avec, enfin, une diction dont la fluidité n’en met pas moins en lumière les reliefs du texte.

À cet égard, le caractère assez cosmopolite de la distribution pouvait laisser craindre que les mots de Bernanos, comme le particularisme prosodique de Poulenc, ne se perdent. Mais le travail linguistique a été, manifestement, mené avec zèle, et porte de beaux fruits. Sans que personne, certes, n’atteigne, en la matière, l’absolue clarté de Bernard Richter, Chevalier dont l’ardeur juvénile sait se teinter de tendresse, même quand une certaine condescendance pointe sous la compassion.

Rugueux d’accent, comme de timbre, le Marquis de Michael Kraus frappe d’emblée par une franche autorité, qui n’est peut-être pas tout à fait aristocratique. Et toutes les silhouettes issues de la troupe (Ensemble) et de l’Opéra Studio (Opernstudio) – elles sont nombreuses, et rien moins que négligeables – confèrent à leurs interventions leur juste poids, quand Thomas Ebenstein assume, en Aumônier, une forme d’ambiguïté.

À défaut d’être idiomatiques, les Carmélites composent un ensemble cohérent, où Alma Neuhaus parvient à se faire remarquer par la jeunesse bougonne de sa Sœur Mathilde. Maria Nazarova, même si le haut du registre tend, au fil de la soirée, à devenir strident, est une Sœur Constance irrésistible d’insouciance délurée, et de simple bonté.

La Madame Lidoine de Maria Motolygina, « un peu à la bonne franquette » d’abord, puis portée par un souffle infini dans la douceur des adieux, est une révélation. En revanche, Eve-Maud Hubeaux se heurte, malgré sa stature, son maintien, et les moyens qui semblaient l’y prédestiner, aux soubresauts de Mère Marie – faute, aussi, d’un verbe plus incisif.

Quasiment monopolisée, désormais, par des sopranos plus ou moins dramatiques en fin de carrière, qui s’y voient réduites à des expédients que même les râles de l’agonie ne devraient pas permettre, Madame de Croissy retrouve, peu ou prou, sa tessiture avec Michaela Schuster. Et même si son mezzo oxydé connaît quelques baisses de régime, il garde, y compris quand la parole prend le pas sur le chant, une consistance qui ne limite pas, comme chez tant d’autres, son incarnation à des fulgurances d’actrice.

Si ce plateau est presque constamment intelligible, et même simplement audible, alors que Poulenc, plus d’une fois, érige un mur orchestral, il le doit à l’attention portée aux équilibres par Bertrand de Billy. Sans qu’il ne donne jamais l’impression de brider les Wiener Philharmoniker, qui prennent à jouer cette musique un plaisir flagrant, avec des couleurs pas nécessairement authentiques, mais enivrantes, le chef français exalte, dans des mouvements vifs, l’urgence du drame, en même temps que sa profondeur spirituelle, et humaine.

Quel dommage, dès lors, que le manque de tranchant du couperet de la guillotine prive le « Salve Regina » d’une part de son émotion ! Mais la mise en scène n’est pas étrangère à la frustration ressentie devant le tableau final, plus surchargé encore que tout ce qui a précédé, dans une sorte de « Jugement dernier » enfumé, où des Vierges noires en majesté quittent leur place les unes après les autres sans qu’on s’en aperçoive vraiment.

Sans rien de commun, sur le plan esthétique, avec la production d’Emma Dante, au Teatro dell’Opera de Rome (voir O. M. n° 189 p. 72 de février 2023), le spectacle signé Magdalena Fuchsberger a la même tendance, avec sa charpente placée sur tournette, évoquant un échafaud, et surmontée d’un grand cadre octogonal – Aron Kitzig y projette des vidéos picturales, inspirées des chefs-d’œuvre de l’art sacré –, à accumuler les symboles censémentsignifiants, et qui laissent perplexe.

Mêlant les époques, les costumes de Valentin Köhler répondent à l’intention d’individualiser les Carmélites, dont la robe, identique des pieds à la poitrine, dévoile, au-dessus, des tenues reflétant leurs différentes origines sociales. Parce que ces femmes ne sont unies, ainsi que le remarque la metteuse en scène autrichienne dans le programme de salle, que par la prière, la violence – physique quand le contact devient inévitable pour libérer l’esprit – de leurs rapports éclate, ainsi, avec une rare pertinence.

Mehdi Mahdavi


© Michael Poehn

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