Opéra, 31 mai
Transposer La Bohème, en cherchant un équivalent contemporain à la phtisie (ou tuberculose pulmonaire) du XIXe siècle, n’est pas vraiment original. Dans la très marquante production de Stefan Herheim, montée à Oslo, en 2012, cela se passait déjà à l’hôpital, dans un service d’oncologie. À l’Opéra Nice Côte d’Azur, c’est du sida que meurt Mimi, le metteur en scène français Kristian Frédric situant l’action au début des années 1990, en une évocation assez méticuleuse de cette génération fauchée.
Dans une mansarde évoquant la Factory d’Andy Warhol, à New York, Rodolfo tape à la machine et Marcello prend des photos de ses modèles, notamment une créature transgenre qui exhibe fièrement son ambiguïté anatomique. Dans cette folle ambiance d’effervescence artistique et de liberté sexuelle, le café Momus devient un bar branché interlope, au videur cuir et queer ; la call-girl Musetta monte sur le comptoir pour chanter sa « Valse », tout en mimant l’amour avec le modèle trans. Au III, la taverne est une boîte gay, dont Marcello a réalisé la façade et où Musetta officie non comme professeur de chant, mais comme maîtresse SM.
À travers un Parpignol omniprésent – homme de voirie, à la fin du I, marchand de jouets aux allures de M le Maudit, au café Momus, ou Roi des ténèbres, attendant patiemment une proie qui ne saurait lui échapper –, la Mort rôde partout. Mimi n’est d’ailleurs pas seule concernée : Musetta apprend sa séropositivité, à la fin du II ; puis, au IV, un lit médicalisé trône au milieu du plateau, où Marcello, lui aussi malade et se déplaçant en fauteuil roulant, continue son activité artistique.
Cette mise en scène, assez lourde, n’évite pas maint cliché. On sera encore plus réservé sur l’utilité des différents inserts de documents d’archives, visuels ou sonores, entre les actes. Avant le lever de rideau du II, est ainsi évoqué Freddie Mercury à travers une interview, et l’annonce de sa disparition dans divers médias : une référence qui ne s’impose pas vraiment, et surtout un passage un peu longuet, d’ailleurs accueilli par huées et invectives.
Quoi qu’il en soit, l’attitude de défi de Kristian Frédric qui, au moment des saluts, toise la salle – au demeurant pas si hostile, les plus mécontents ayant quitté la place –, en tapant du pied et en recrachant des pétales de roses croqués avec rage, nous a paru déplacée, et peu digne d’un artiste sûr de sa démarche.
Heureusement, le spectacle bénéficie d’une excellente réalisation musicale, à commencer par la direction du chef italien Daniele Callegari qui, avec flamme et compétence, déploie les luxuriances de l’Orchestre Philharmonique de Nice, sans pour autant mettre en danger les voix.
Le plateau est de haut vol, jusque dans les petits rôles. Si Alcindoro – efficace Eric Ferri – est réduit ici à la portion congrue, on remarque Richard Rittelmann, Benoît particulièrement bien chantant, et, plus encore, l’excellent Parpignol de Gilles San Juan. Basse chaleureuse et sonore, Andrea Comelli incarne un Colline tout de compassion, mais qui gagnerait à se montrer moins grandiloquent et démonstratif dans son air.
Le baryton italien Jaime Pialli donne un relief particulièrement brillant à Schaunard, avec une voix mordante, au service d’une présence exubérante. La soprano française Melody Louledjian confère sa sûreté technique et son abattage à Musetta : il ne lui manque que de la pulpe dans le timbre et un soupçon de spontanéité dans la caractérisation, pour totalement convaincre. Le baryton roumain Serban Vasile impressionne autant par son instrument généreux, parfaitement maîtrisé, que par l’épaisseur dramatique qu’il confère à Marcello.
De Rodolfo, l’Italien Oreste Cosimo, ténor solaire au physique de jeune premier, possède les emportements exaltés, mais aussi la tendresse éperdue. Toutefois, face à l’orchestration puccinienne, davantage de contrôle dans l’émission rendrait son incarnation encore plus irrésistible. Ainsi de l’ut longuement tenu, presque jusqu’au bord de la rupture, à la fin d’un « Che gelida manina ! » ardent et fiévreux. On comprend, par ailleurs, qu’il puisse faire craquer Mimi, ici fine mouche parfaitement consciente que chercher la clé que Rodolfo a cachée sur lui ne peut que conduire à un rapprochement sensuel !
La Roumaine Cristina Pasaroiu avait déjà triomphé, sur la scène niçoise, dans La Juive, La traviata et Adriana Lecouvreur. On ne sait qu’admirer le plus chez ce beau soprano lyrique, qui sait caresser les mots et tendre la courbe puccinienne avec toute la générosité requise, sans rien de lourd, ni de forcé : la remarquable technicienne se double d’une subtile musicienne, et sa beauté en scène s’accompagne d’une vraie finesse d’actrice. Une Mimi, forte et fragile à la fois, qui s’impose dans toute son émotion et sa complexité.
Thierry Guyenne