Opéras Hercules marquant à Francfort
Opéras

Hercules marquant à Francfort

09/06/2023
© Monika Rittershaus

Opernhaus, 14 mai

Y aurait-il un effet Barrie Kosky ? Et surtout, cet effet serait-il infaillible ? Car les spectacles du metteur en scène australien se suivent à un rythme frénétique, se ressemblent, souvent – quoique leur signature esthétique n’occulte jamais un impact théâtral constamment réinventé –, et, neuf fois sur dix, tapent dans le mille.

Après Saul, au Festival de Glyndebourne, puis au Théâtre du Châtelet (voir O. M. n° 159 p. 58 de mars 2020), et Semele, au Komische Oper de Berlin, puis, l’automne dernier, à l’Opéra de Lille (voir O. M. n° 188 p. 49 de décembre 2022), Barrie Kosky s’empare, avec Hercules, d’un troisième oratorio de Haendel, dont il a, jusqu’à présent, évité les « opere serie » de la période londonienne.

Autant les deux titres précédents se jouaient dans une scénographie d’une noirceur tragique, autant ce « musical drama », que le compositeur n’en destinait pas moins au concert, évolue dans un cadre d’une clarté comme surexposée – parois de bois blonds et sol en béton, éclairés par les savantes lumières de Joachim Klein, signes d’une contemporanéité que sa neutralité rendrait banale, s’ils étaient ostentatoires.

Ainsi, le décor de Katrin Lea Tag n’admet pas l’accessoire. Ou si peu : durant la première partie, un canapé, à l’extrémité duquel trône une statue du demi-dieu éponyme, le menton appuyé sur la paume, remplacée, après l’entracte, par son effigie en pied, main posée sur une massue. Un espace vide, en somme, dans lequel Barrie Kosky inscrit une direction d’acteurs d’une saisissante acuité psychologique.

Car ce n’est plus de mythologie dont il s’agit. Le marbre faussement antique qui fige un Hercules décidément unidimensionnel, et surtout absolument étranger à ce qu’il lui arrive – mari fidèle, sans la moindre concupiscence envers Iole, seule survivante du massacre de son peuple, dès lors rien moins qu’une captive –, vole en éclats, avec les brusques changements d’états de Dejanira.

Attisé par le livret que Thomas Broughton a tiré des Métamorphoses d’Ovide et des Trachiniennes de Sophocle, le génie de Haendel sculpte avec elle, en repoussant les limites de la forme, tant de l’air que du récitatif accompagné, une figure de l’excès – assurément shakespearienne. Du désespoir, dans l’attente endeuillée de l’époux, à la joie, qui la saisit à l’annonce de son arrivée prochaine. Et, bien sûr, à cette jalousie, comme née de rien, et fatale au héros, qui la plonge dans la folie de « Where shall I fly ? ».

Paula Murrihy s’y révèle d’emblée immense, instrument à la fois contrôlé – quel relief dynamique, et quelle agilité ! – et d’une expressivité poussée à l’extrême, sans jamais perdre ni son assise, ni ses couleurs. Mais si la mezzo irlandaise domine le plateau, elle ne l’écrase pas – est-ce là l’effet Barrie Kosky, qui donne à chaque personnage une consistance de chair et de sang ?

À commencer par Iole, la rivale supposée, qui bouleverse dès « My father ! », puis, surtout, « Peaceful rest, dear parent shade », portée par le timbre corsé d’Elena Villalon. Membre de la troupe de l’Opéra de Francfort (Oper Frankfurt), comme le sont d’ailleurs ses autres partenaires – et ainsi que l’était, jusqu’en 2017, Paula Murrihy –, la jeune soprano dessine, avec une souplesse idoine, un portrait de femme forte, tout aussi prégnant.

Pour faire ressortir les faiblesses des hommes, peut-être – d’autant que la mise en scène appuie ce contraste, confiant Lichas, habituellement dévolu à un contre-ténor, à la mezzo Kelsey Lauritano, dotée d’une présence qui capte l’œil autant que l’oreille. Hyllus se débat ainsi dans l’ombre de son père, et de la renommée de ses exploits – même, et peut-être encore plus, quand celui-ci est absent –, ce que les raideurs du ténor, à la fois sombre et juvénile, de Michael Porter reflètent assez justement.

Il arrive que l’Hercules d’Anthony Robin Schneider – une sorte de croisement entre Bryn Terfel et Pene Pati – laisse paraître, en dépit du maquillage, grâce auquel sa barbe et sa longue chevelure grisonnent, qu’il n’a que 30 ans. Rien qui ne l’empêche, cependant, de plier une basse déjà bien au-delà des simples promesses d’un format imposant, à la colorature par laquelle Haendel transforme en halètements les ultimes rugissements du lion à terre.

Dès lors que Barrie Kosky fait bouger les chœurs comme personne – c’est une vague qui, dans le pétrifiant « Jealousy ! », déferle sur Dejanira –, celui de Francfort se montre aussi foudroyant d’engagement physique que de discipline vocale. À l’unisson de l’orchestre maison, dont la plupart des membres jouent ce répertoire, qu’ils fréquentent régulièrement, sur instruments d’époque, dûment accordés à 415 Hz.

Voilà assurément un modèle à suivre, d’autant que la pratique « historiquement informée » est parvenue à ce point de son évolution, où une formation spécialisée n’est plus la condition nécessaire, et encore moins suffisante, à la pertinence stylistique d’une représentation d’opéra baroque, pas plus que ses sonorités supposément incisives n’en accroissent l’élan dramatique – The English Concert ne vient-il pas d’en donner le triste exemple dans Ariodante, auPalais Garnier, sous la conduite soporifique d’Harry Bicket (voir O. M. n° 193 p. 65 de juin 2023) ?

Experte, mais pas docte, ni dogmatique, la direction de Laurence Cummings, autre chef britannique, confère à chaque numéro sa juste animation, en même temps qu’elle approfondit l’architecture d’ensemble, parachevant la cohérence d’une production qui incite à s’interroger sur la rareté, à la scène, de ce chef-d’œuvre du théâtre haendélien.

Mehdi Mahdavi


© Monika Rittershaus

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