Opéra Comédie, 19 avril
La Tauride de l’Antiquité – réinstituée par la Russie de Catherine II, en 1784, cette dénomination s’est maintenue jusqu’en 1921 –est la Crimée d’aujourd’hui. Du pain béni, en somme, pour un metteur en scène désireux de faire entrer en résonance la « tragédie lyrique » de Gluck avec le bruit et la fureur du monde contemporain – et, en l’occurrence, le bellicisme de la Russie de Vladimir Poutine, à l’égard de l’Ukraine.
Le bombardement du Théâtre de Marioupol, le 16 mars 2022, aura ajouté une strate à la réflexion dramaturgique de Rafael R. Villalobos sur Iphigénie en Tauride. Non comme une source d’inspiration, mais plutôt comme un écho assourdissant à la barbarie qui menace, à travers le théâtre, l’un des socles de notre civilisation – mais pour combien de temps encore, quand la destruction n’épargne plus le lieu qui l’abrite, parce que des populations censément ennemies y ont trouvé refuge ?
En convoquant Euripide – sous la forme de l’ultime réplique d’Agamemnon, dans Iphigénie à Aulis, récitée, en préambule, par un piètre comédien –, puis Sophocle – au début du troisième acte, avec deux extraits d’Électre, déclamés par une Clytemnestre plus emphatique, mais guère plus éloquente –, le metteur en scène espagnol remonte, certes, aux origines de la tragédie. Mais tout à sa dénonciation d’un conflit fratricide, dont le décor d’Emanuele Sinisi et les éclairages de Felipe Ramos amplifient le caractère spectaculaire, il néglige de tirer le fil de la narration.
Si bien qu’il est souvent difficile de savoir qui est qui – à commencer par cette supposée héroïne en jean, débardeur et chemise à carreaux nouée autour de la taille –, et ce qui anime les uns et les autres. La violence physique, dès lors, sonne faux – au contraire de celle qui s’exprimait, avec une saisissante acuité, dans le même ouvrage, le mois dernier, à l’Opéra National de Lorraine, à Nancy (voir O. M. n° 192 p. 57 de mai 2023), grâce à la précision de la direction d’acteurs de Silvia Paoli.
Mise en pleine lumière à l’avant-scène pendant le « Ballet des Scythes », la tentative de viol de Thoas, que son impuissance réduit à se masturber sur cette femme qu’il a jetée à terre, avant de lui arracher sa culotte, vire ainsi à la provocation gratuite, alors même qu’elle prétend révéler crûment l’horreur d’une réalité d’autant plus effroyable qu’elle est, sans doute, quotidienne.
Dans ce contexte, les incarnations des protagonistes paraissent assez génériques, défaut qu’accentue un manque flagrant de cohésion stylistique. Armando Noguera – un Figaro (Il barbiere di Siviglia), qui a aussi tenté Pelléas (Pelléas et Mélisande), avec ce que l’un et l’autre supposent d’extension dans le haut du registre – se trouve piégé par la tessiture impossible de Thoas, forcé qu’il est de tuber dans sa partie inférieure, pour conserver l’éclat trop ostensiblement saturé d’une tonitruante brutalité.
Est-il déjà trop tard pour Jean-Sébastien Bou, qui n’avait plus touché à Oreste depuis dix-sept ans ? Son engagement halluciné ne lui évite pas, ici, de frôler la caricature de l’antihéros torturé – le jeu très heurté que lui impose Rafael R. Villalobos y est, certes, tout sauf étranger. Surtout, son geste vocal excessivement appuyé, qui le condamne à plafonner dans l’aigu, et à détimbrer dès qu’il tente de baisser le volume, raidit la ligne, au point de la figer. Comment ne pas pointer, enfin, le faux départ, irrattrapable jusqu’au malaise, qui plombe « Le calme rentre dans mon cœur ! » ?
Le premier Pylade de Valentin Thill serait-il, à l’inverse, un rien prématuré ? À moins que le trac ne hache un phrasé qui ne demande qu’à s’épanouir, pour tenir les promesses d’un timbre idéalement limpide dans sa sensible virilité.
Le soprano lumineux et frémissant de Vannina Santoni tranche, d’emblée, avec les instruments plus centraux, peu à peu devenus la norme dans le rôle d’Iphigénie. Mais ce chant empirique, qui use et abuse des ports de voix, sans parvenir à dissiper le halo d’incertitude entourant, plus d’une fois, la note dans la nuance piano, peine à trouver le maintien exigé par l’écriture gluckiste, et partant à atteindre sa vérité tragique.
Au pupitre, Pierre Dumoussaud semble hésiter entre les marqueurs de deux esthétiques musicales qu’il cherche, pourtant, à réconcilier. Le tempo parfois s’emballe, quand ailleurs, la pulsation s’élargit, pour conférer au cantabile une respiration déjà romantique, sans que les couleurs de l’Orchestre National Montpellier Occitanie, lui aussi entre deux eaux, ne rendent toujours justice à une approche finalement plus soucieuse du détail que d’un élan commun entre la fosse et le plateau.
MEHDI MAHDAVI
PHOTO © MARC GINOT