Théâtre Royal, 18 avril
À l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, pour sa première Adriana Lecouvreur, le metteur en scène français Arnaud Bernard a voulu rendre hommage au monde du théâtre et à tous ces « pauvres gens » (pour reprendre le fameux mot de Michonnet, à l’acte II : « Noi siam povera gente… Lasciam scherzare i grandi »), qui offrent leur vie pour divertir les « grands ».
Appliquant la fameuse règle des trois unités du théâtre classique, il donne au drame une unité de lieu, en plaçant la Comédie-Française, elle-même, au centre du spectacle. Une « mise en abyme » d’autant plus légitime que la pièce à l’origine du livret de l’opéra de Cilea, est une commande passée à Scribe et Legouvé par Buloz, directeur de l’illustre maison, afin précisément d’offrir à la grande tragédienne Rachel un rôle propre à la mettre en valeur… et à attirer les foules !
Le rideau s’ouvre sur les coulisses du théâtre, dont on aperçoit, au fond, le début d’un large escalier de velours conduisant à la salle, et, de l’autre côté, un escalier métallique en colimaçon menant aux cintres. Un dispositif qui se justifie pleinement pour l’acte I, situé pendant une représentation de Bajazet. Ensuite, en une mise à nu de l’illusion théâtrale, se dessinent sous nos yeux les différents espaces scéniques, des machinistes portant et assemblant les éléments de décor.
Prend forme, d’abord, le foyer des artistes, où sont accrochés les portraits d’illustres acteurs et actrices de la Comédie-Française. Au II, il figurera le nid d’amour de la Grange-Batelière, puis au III, le grand plateau où le Prince de Bouillon donne sa réception – géniale idée d’imaginer les « grands » venant, eux-mêmes, investir le lieu pour s’y amuser ! Le IV nous mène logiquement dans l’intimité de la loge d’Adriana, un boudoir tapissé, cette fois, de photos de Sarah Bernhardt, autre fameuse tragédienne.
Le « Ballet » du III est, lui aussi, un hommage au monde du spectacle : l’action étant déplacée à l’époque de la création de l’opéra, on reconnaît ici quelques grandes figures de la « Belle Époque », en particulier Loïe Fuller, descendant des cintres pour sa fameuse Danse serpentine, les chorégraphies inventives et décalées de Gianni Santucci rendant, quant à elles, clairement hommage aux Ballets russes. Mais, au IV, c’est bien l’univers de l’opéra qui est évoqué : Adriana, dolente sur son canapé, rappelle Violetta agonisante, au dernier acte de La traviata, tout comme Michonnet, tentant de la consoler, fait irrésistiblement penser à Rigoletto avec Gilda.
Comment, enfin, dans la pantomime funèbre de la malheureuse, traçant en chemise de nuit son ultime chemin de lumière sur les planches, ne pas songer à la scène de folie de Lucia (Lucia di Lammermoor) ? Comme si ces trois héroïnes, qui ont compté dans la carrière d’Elena Mosuc, lui offraient, avec Adriana, une sorte de condensé de son parcours.
Cette prise de rôle est secondée au mieux par la mise en scène d’Arnaud Bernard, qui fait de l’entrée d’Adriana un moment magique et qui sublime ses derniers instants, en une bouleversante déclaration d’amour au public et à l’art. Vocalement, en revanche, Elena Mosuc ne convainc pas complètement, à court de mordant et de projection, avec un vibrato excessif dans l’aigu.
Il est vrai que la soprano roumaine n’est guère aidée par la direction musicale de Christopher Franklin, qui ne lui fournit pas l’écrin attendu, en termes de transparence. Ailleurs, si l’on admire l’impeccable mise en place des périlleux passages de comédie, on regrette, plus d’une fois, un orchestre tonitruant.
Heureusement, Elena Mosuc trouve peu à peu ses marques, notamment dans la célèbre scène du III, où elle récite Phèdre. Au IV, enfin, elle peut à l’envi déployer les sortilèges d’un chant posé sur le souffle, pour sculpter les sons en d’infimes inflexions.
Elena Mosuc aurait gagné à avoir de meilleurs partenaires. Luciano Ganci, en particulier, est un très médiocre Maurizio, piètre acteur et fruste chanteur. Dès « La dolcissime effigie », la messe est dite pour le ténor italien : tierce aiguë poussée, et nuances obtenues au prix de subterfuges en falsetto ou par des sons étranglés.
Anna Maria Chiuri possède, au moins, les moyens de son rôle, même si, à son entrée, cette voix puissante mais artificielle inquiète, avec ses graves tubés et ses aigus comme vrillés. Peu aidée, de surcroît, par son improbable tenue d’aviatrice, tout au long du II, la mezzo italienne dessine une Princesse de Bouillon plus hargneuse qu’amoureuse. Avec Mattia Denti, basse sonore au grave opulent, mais à l’aigu flou et en arrière, le Prince, son époux, ne se place pas davantage sous le signe de l’aristocratie.
Plus de classe, heureusement, chez le Michonnet compatissant de Mario Cassi, baryton solide et expressif. Mais c’est, surtout, l’excellent Pierre Derhet qui séduit par son ténor percutant et bien modulé, pour un Abbé de Chazeuil chafouin à souhait.
Bilan contrasté, donc, entre une mise en scène très pertinente, une prise de rôle respectable mais fragile, une direction musicale peu attentive et un entourage pas toujours à la hauteur.
THIERRY GUYENNE