En 2016, la compositrice américaine adaptait à l’opéra Breaking the Waves de Lars von Trier, Grand prix du jury du Festival de Cannes, vingt ans plus tôt. Première française, le 28 mai, à la Salle Favart, sous la direction de Mathieu Romano et dans une mise en scène de Tom Morris.
Le public de l’Opéra-Comique découvrira votre musique, à l’occasion de la première française de Breaking the Waves, créé en 2016, au Philadelphia Opera. Quelle place l’écriture pour la scène occupe-t-elle dans votre travail ?
Ma formation musicale m’a permis de composer dans les registres et les genres les plus divers. Mais je me tourne régulièrement vers l’univers de l’art lyrique, qui me passionne depuis mon premier opéra, Song from the Uproar, sur l’écrivaine et exploratrice Isabelle Eberhardt.
N’êtes-vous pas particulièrement inspirée par des femmes singulières et dotées d’une forte personnalité, dont la vie éclaire la question du féminisme, entre tradition et modernité ?
Je suis intéressée et fascinée par ces destins intimes – comme celui, à l’issue tragique, de Bess, l’héroïne de Breaking the Waves –, qui gagnent leur autonomie, leur liberté, et acquièrent un vrai pouvoir, dans des sociétés où ces valeurs ne sont pas accordées aux femmes. Malheureusement, je pense qu’il est encore inhabituel, voire transgressif, de représenter, sur la scène lyrique, une femme qui fait des choix audacieux et rompt avec les normes sociales de manière choquante. Mes héroïnes assument leur propre pouvoir, leur sexualité et leur indépendance. Mais le plus transgressif, à l’opéra, est de susciter des questions dans la conscience du public, sans apporter de réponses.
Comment le projet de composer un opéra à partir de Breaking the Waves (1996), le film de Lars von Trier, est-il né ?
À l’occasion de la commande du Philadelphia Opera, mon librettiste Royce Vavrek a suggéré que nous adaptions ce film. J’ai d’abord hésité, mais l’idée de porter à la scène cette histoire a cheminé en moi. Il fallait créer une œuvre lyrique, donc différente du matériau d’origine, avec la certitude que les pouvoirs de la musique permettraient d’éclairer autrement, selon leur mode propre d’expression, la vie intérieure étrange des personnages.
Breaking the Waves est centré sur Bess, femme exaltée, mystique, en quête d’absolu, jusqu’au sacrifice de soi et à la mort par amour fou. Avez-vous trouvé, dans ce sujet très sombre, les éléments pour la composition d’un opéra ?
Dans l’univers clos d’un petit port de pêche du nord de l’Écosse, peuplé de protestants rigoristes et austères, Bess est rejetée par tous, famille et village, victime de la force répressive de la religion et de la violence d’un monde dominé par les hommes. Je vois son histoire comme une métaphore, hautement dramatisée, des situations violentes auxquelles les femmes sont confrontées, chaque jour. Les possibilités de Bess, pour se réaliser pleinement, sont limitées par le patriarcat. Les anciens du village, son mari, son médecin et Dieu lui disent ce qu’elle doit faire, et lui tiennent des propos différents ou contradictoires. Bess se trouve confrontée à une approche paradoxale de la moralité, en lien avec la bonté. Je m’identifie fortement à sa situation impossible, comme beaucoup de femmes de ma famille, et j’ai abordé la composition de l’opéra sous cet angle particulier. Lars von Trier voulait réaliser un film sur la bonté, une vertu qui serait commune et partagée, mais le pire surgit toujours malgré tout. Son film et mon opéra posent des questions essentielles sur la nature de la foi et de la loyauté. Que signifie être une « bonne personne », au-delà des apparences ? En tant qu’artiste, je revendique cette ambiguïté morale constitutive de l’être humain, et refuse la conception d’un monde manichéen et simpliste.
Quelle transposition avez-vous imaginée pour ce livret à la dramaturgie dense et lyrique, portée par la dynamique implacable des vagues de la mer du Nord, qui déferlent sur Bess et la détruisent ?
J’ai essayé de mettre le son de la mer dans tous les éléments de cette partition, particulièrement dans l’écriture orchestrale. C’est une idée très présente dans Peter Grimes, le chef-d’œuvre de Benjamin Britten. Nous avons intensifié cette composante, avec l’aide de la conception sonore électronique de Jon Nicholls. J’ai été très inspirée par le paysage écossais, en particulier l’île de Skye, et surtout par la complexité et l’étrangeté des personnages que le film montrait déjà. Une grande partie de Breaking the Waves se déroule dans la tête de Bess. L’opéra tente d’apporter une lumière sur cette face ténébreuse, enfouie en chacun de nous.
Propos recueillis par MARGUERITE HALADJIAN