Opéras Arabella sans grâce à Berlin
Opéras

Arabella sans grâce à Berlin

07/04/2023
© Thomas Aurin

Deutsche Oper, 30 mars

Le Deutsche Oper a confié à Tobias Kratzer un cycle consacré à Richard Strauss, proposé en ordre antéchronologique : avant Intermezzo, confirmé pour 2024, et Die Frau ohne Schatten, sans doute en 2025, le metteur en scène allemand commence avec une Arabella en trompe-l’œil. Trompe-l’œil ? C’est que le spectacle n’est pas, loin s’en faut, ce que le premier acte pourrait laisser croire.

L’action s’y déroule dans le luxueux hôtel viennois, où vit encore la famille Waldner, assiégée par ses créanciers. Décors et costumes sont dans le plus pur style Biedermeier, entre moustaches et moulures, taffetas et gants blancs, et la seule audace – relative – réside dans la présence sur scène de trois cadreuses, en jean et tee-shirt, qui filment l’action pour en projeter des détails, en direct, et en noir et blanc.

Avec, quand même, une fausse note apparente : dépourvue de toute grâce, Arabella est une bourgeoise un peu fade, qui mange compulsivement des chocolats qu’elle cache sous son oreiller. D’emblée, on éprouve plus de sympathie pour sa sœur Zdenka.

Si le deuxième acte commence avec un bal réduit à un couloir, où valsent des couples tout droit sortis d’une publicité pour le concert viennois du Nouvel An, soudain, en une minute, on traverse le XXe siècle : les costumes se transforment, quelques nazis traversent la scène et, l’instant d’après, on danse sous une boule à facettes et en talons compensés. Deux hommes couchés s’entreprennent intensément, Adelaide promène en laisse un prétendant à quatre pattes, tandis que Mandryka et Fiakermilli font un selfie.

La vidéo en noir et blanc est de retour au troisième acte, mais non plus en direct. On découvre d’abord, pendant le Prélude, la nuit d’amour torride entre Matteo et Zdenka puis, un peu plus tard, en totale contradiction avec le livret, un duel, façon Eugène Onéguine, opposant Mandryka et Matteo… Zdenka, en voulant s’interposer, tombe mortellement blessée.

Dans le programme de salle, Tobias Kratzer explique que, dans ces vidéos, il a voulu rendre justice à Hofmannsthal, qui aurait aimé faire de Zdenka le personnage central de l’opéra (le projet Lucidor), mais aurait été obligé de capituler devant le conservatisme de Strauss. Et le metteur en scène d’invoquer pêle-mêle la masculinité toxique de Matteo et Mandryka, la relativité des genres et l’émancipation d’Arabella. L’œuvre y gagne, peut-être, une dimension politique, mais y perd assurément une partie de sa substance.

Avec un aigu aisé et soyeux, mais peu de médium, la soprano suisse Gabriela Scherer, remplaçant la très attendue Rachel Willis-Sorensen pour toute la série de représentations, souffre du manque de sympathie de Tobias Kratzer pour celle qu’elle incarne : son Arabella semble, d’abord, bête et godiche, puis finalement assez vulgaire, en tout cas dépourvue du moindre charisme. La Zdenka de la soprano russe Elena Tsallagova se révèle bien plus intéressante scéniquement, mais aussi supérieure vocalement, par l’homogénéité parfaite des registres et la richesse des nuances.

À 75 ans, la mezzo allemande Doris Soffel reste une Adelaide remarquable de puissance et de présence, tandis que la jeune soprano coréenne Hye-Young Moon offre une Fiakermilli techniquement irréprochable, mais privée de finesse. Côté masculin, on est comblé par le Waldner mordant de la basse autrichienne Albert Pesendorfer, comme par le Matteo, à la fois lyrique et attachant, du ténor américain Robert Watson.

Victime d’un refroidissement, le baryton canadien Russell Braun incarne, sur scène, un Mandryka aux manières éminemment rustiques de hobereau mal dégrossi, tandis que, sur le bord de la fosse, le baryton-basse allemand Thomas Johannes Mayer chante le rôle avec toutes les couleurs, les nuances et l’expressivité dont on peut rêver.

Souffrant, lui aussi, Donald Runnicles a dû céder la place inopinément à Dirk Kaftan. Arrivé de Varsovie, deux heures avant le lever de rideau, le chef allemand prend quelques minutes pour régler la balance entre fosse et plateau, mais son incontestable métier lui permet de mener la soirée sans encombre.

Difficile, toutefois, d’attendre dans ces conditions qu’il insuffle à la partition les hésitations, les silences, les nuances, en un mot la grâce viennoise, dont la mise en scène nous prive. On peut y voir une forme de cohérence…

NICOLAS BLANMONT


© Thomas Aurin

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