Opéras Passionnant Tristan à Gand
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Passionnant Tristan à Gand

07/04/2023
© Obv/Annemie Augustijns

Opera Vlaanderen, 29 mars

Cette nouvelle production de l’Opera Vlaanderen est signée Philippe Grandrieux, cinéaste de la marge, auteur du très controversé film Sombre (1998), dont le travail a aussi été montré au Centre Pompidou-Metz ou au Whitney Museum de New York. Elle fonctionne sur le même principe que le spectacle de Peter Sellars et Bill Viola, au répertoire de l’Opéra National de Paris depuis 2005 : une vidéo projetée d’un bout à l’autre de l’œuvre – enfin, pas tout à fait ici, puisqu’elle s’interrompt au moment de la mort de Tristan, comme pour signifier qu’Isolde entre alors dans une sorte de nuit éternelle.

Sauf qu’à l’Opéra Bastille, le film est projeté au-dessus des chanteurs ; ici, il se déroule sur un écran transparent à l’avant-scène. Ce qui change considérablement les choses, car, du coup, les interprètes sont visibles derrière les images, en deviennent partie intégrante et sont même éclairés par elles, le film s’avérant, quasiment, la seule source de lumière de la soirée.

Sur le plan de la thématique, la différence est tout aussi grande. Alors que Bill Viola proposait des images de baptême et de purification, de feu et d’eau, où les personnages étaient traités à parts égales, Philippe Grandrieux fait un choix plus exclusif : il se concentre sur Isolde, selon lui le moteur de l’action, celle qui embrase tout et fait que cette histoire devient un immense hymne au désir, au sexe et à la mort.

Le metteur en scène français a donc conçu une affiche sur laquelle est écrit « Ich, Isolde ! » (« Moi, Isolde ! »), qualifiant les trois actes de « sentiments », qu’il considère comme étant les plus appropriés à l’état d’esprit de l’héroïne : la rage pour le premier, le plaisir pour le deuxième, la mélancolie pour le troisième. À ces trois « sentiments » correspondent trois danseuses, filmées nues, dans des ralentis ou, au contraire, dans des séquences extrêmement saccadées.

Alors qu’au premier acte, ce n’est que le corps et le visage déformé par la rage d’une danseuse qui apparaissent, dans les deux autres, aux images de corps, alternent ou se superposent celles de végétaux ou de fonds marins. Derrière l’écran, les chanteurs, habillés de blanc ou de noir, se livrent, eux aussi, à une étrange chorégraphie, très hiératique, dans laquelle on se touche à peine.

Ce parti pris radical, qui bannit tout accessoire et toute anecdote, suscite quelques protestations dans le public. Il est vrai qu’il a l’inconvénient de laisser un peu de côté les autres personnages (le propos perd, d’ailleurs, de sa force, dès qu’Isolde n’est plus en scène). Mais si on accepte d’y entrer, puis de se laisser porter (le spectacle est donné sans surtitres, pour une plus grande immersion), on vit une expérience artistique intense et passionnante.

Une sorte de poème filmique, un flux monstrueux d’images sensuelles ne visant qu’à l’émotion et laissant le spectateur dans un état second. Bien sûr, ce traitement ne conviendrait pas à beaucoup d’autres titres, mais Tristan, en soi un poème, ne souffre en rien de cette approche.

Elle ne serait guère envisageable, sans une équipe convaincue et jouant pleinement le jeu. C’est le cas de l’orchestre maison, sous la baguette de son directeur musical, Alejo Pérez. Le chef argentin donne une lecture particulièrement fiévreuse et alanguie, et n’hésite pas, à certains moments (la prise du philtre), à amplifier les effets pour aller dans le sens du plateau. Une trompette à pavillon en bois a même été spécialement fabriquée pour respecter les indications de Wagner, au II.

L’Isolde de Carla Filipcic Holm, belle voix saine, impressionne autant dans les imprécations du I que dans les nuances amoureuses du II. Et la soprano argentine livre, presque dans l’obscurité, puisque le film s’est arrêté, une « Mort » comme murmurée, d’une grande intensité. Belle, aussi, la Brangäne au timbre clair de la mezzo allemande Dshamilja Kaiser, plus une complice, voire un double d’Isolde, qu’une incarnation maternelle protectrice.

Dans cette mise en scène, les hommes sont moins bien lotis : le ténor britannique Neal Cooper, remplaçant Samuel Sakker, ce 29 mars, en Tristan, s’en sort avec les honneurs, malgré une voix parfois instable. On craint pour lui, pendant le duo du II, mais son art du récit lui permet de venir à bout du III.

Le Marke bien connu du vétéran Albert Dohmen s’impose par ses graves et sa musicalité, mais le personnage n’est qu’esquissé. Les deux jeunes barytons, en revanche, sont excellents : beau Kurwenal de l’Allemand Vincenzo Neri, et Melot convaincant du Canadien Mark Gough.

Un spectacle choc, en somme, qui restera une référence.

PATRICK SCEMAMA


© OBV/Annemie Augustijns

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