Festspielhaus, 1er avril
Avec les Berliner Philharmoniker en vedette, le Festspielhaus de Baden-Baden tient une carte gagnante pour chacun de ses festivals de Pâques, depuis 2013. Cette nouvelle production de Die Frau ohne Schatten ne déroge pas à la règle, la légendaire phalange offrant, sous la baguette de Kirill Petrenko, son directeur musical, une exécution enivrante, qui tient l’auditeur constamment en haleine, voire, à plus d’un moment, le transporte dans un autre monde.
Le son d’ensemble est splendide, homogène, avec des cordes d’une sensualité envoûtante et des cuivres d’une rondeur enveloppante. Grâce au chef russo-autrichien, la fusion de l’orchestre avec les éblouissants chœurs d’adultes (NFM de Wroclaw) et d’enfants (Cantus Juvenum de Karlsruhe), comme avec les solistes, atteint d’irrésistibles points d’incandescence, notamment dans le monumental et périlleux finale du III.
La distribution est de très haut niveau, à une exception près : Michaela Schuster n’a plus les moyens de la Nourrice. Le médium a perdu sa stabilité, l’aigu tourne au cri, le grave répond par intermittence, et la justesse n’est pas toujours au rendez-vous. La présence de l’actrice demeure saisissante, mais cela ne suffit pas.
Remplaçant Iréne Theorin, initialement annoncée, Miina-Liisa Värelä est une Teinturière d’une assurance et d’une arrogance à toute épreuve. Aussi à l’aise en virago qu’en épouse repentante, elle offre une réplique idéale à l’émouvant Barak de Wolfgang Koch. Un peu crispé à son entrée, Clay Hilley retrouve tous ses moyens pour livrer un air du II de toute beauté, Empereur au timbre séduisant et à l’aigu facile.
Entourée d’une équipe de seconds rôles sans faiblesse, dont on détachera le somptueux Messager des Esprits de Bogdan Baciu, Elza van den Heever domine les débats. Son Impératrice, qui avait ébloui le public parisien, en version de concert, au Théâtre des Champs-Élysées, en 2020, déploie une ligne de chant impeccablement contrôlée, d’un grave nourri à un aigu d’une lumière et d’une puissance que l’on croirait inépuisables. Son meilleur moment ? Le bouleversant monologue du III (« Vater, bist du’s ? »), introduit par le sublime violon solo de Noah Bendix-Balgley.
La mise en scène de Lydia Steier, nettement moins provocatrice que celle de Salome, à l’Opéra Bastille, en octobre dernier, a pour principal mérite de ne pas faire obstacle à la fête orchestrale et vocale. Son défaut majeur est de complexifier une action déjà passablement tarabiscotée, au risque de l’illisibilité.
Pour résumer, l’intrigue devient le rêve d’une préadolescente – rôle muet, confié à la jeune comédienne Vivien Hartert –, endormie dans le dortoir d’une institution religieuse, sous la protection d’une reproduction de la Madone Litta de Léonard de Vinci (Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage). La surveillante, en habit noir et cornette blanche, se transforme en Nourrice, veillant sur une Impératrice costumée en Ginger Rogers dans Top Hat de Mark Sandrich (Le Danseur du dessus, 1935), qui apparaît dans une luxueuse alcôve, au sommet d’un long escalier.
L’univers qui fait rêver la jeune pensionnaire est clairement celui de l’âge d’or d’Hollywood, comme le confirme un Empereur habillé en frac, à l’instar de Fred Astaire dans le film susmentionné – choix logique, au regard du propos dramaturgique, mais fatal à Clay Hilley, dont le physique est on ne peut plus éloigné de celui du légendaire acteur et danseur américain. Les fantasmes de l’héroïne nous conduisent, ensuite, dans une boutique aux murs et au comptoir rose bonbon. Barak et son épouse ne sont plus teinturiers, mais vendent des poupons, que leurs employées fabriquent et emmaillottent dans de petits ateliers, à l’arrière-plan.
À partir du II, les trois décors (le dortoir, l’escalier hollywoodien et la boutique) s’interpénètrent de plus en plus et l’on finit par comprendre, au début du III, que les poupons sont les projections mentales de véritables bébés, mis au monde par les pensionnaires pour être, ensuite, vendus à des couples stériles, avec la complicité active des religieuses. L’image finale – la jeune comédienne creusant frénétiquement le sol, pendant que les couples Impératrice/Empereur et Teinturière/Barak, relégués sur les côtés, chantent la joie de leur réunion – semble indiquer que l’héroïne a eu, elle aussi, un enfant, peut-être mort.
On ne saurait reprocher à Lydia Steier d’ignorer l’un des thèmes principaux de l’opéra, à savoir la maternité. Mais que de prises de tête et de questions laissées sans réponses claires ! La virtuosité des changements de décor à vue, la qualité de la direction d’acteurs, compensent en partie, sans que l’ensemble convainque pleinement. Ce n’est donc pas un hasard si l’équipe de production, aux saluts, reçoit l’accueil le moins enthousiaste, avec même quelques huées.
Gros succès pour les chanteurs, en revanche, et spectaculaire triomphe pour Kirill Petrenko, l’orchestre… et Vivien Hartert. On est ravi pour cette jeune artiste, mais n’y a-t-il pas quelque chose de bizarre à voir, à l’opéra, une héroïne muette, aussi omniprésente soit-elle (y compris dans le programme de salle, où elle est la seule interviewée, avec Lydia Steier !), autant, voire davantage, ovationnée qu’une Impératrice et une Teinturière d’un tel relief ?
RICHARD MARTET