Opernhaus, 26 mars
À l’issue de ce troisième volet du nouveau Ring de l’Opernhaus de Zurich, c’est peu de dire que l’enthousiasme suscité par les deux premiers, Das Rheingold (voir O. M. n° 184 p. 65 de juillet-août 2022) et Die Walküre (voir O. M. n° 187 p. 62 de novembre 2022), est intact. Grâce, d’abord, à la mise en scène d’Andreas Homoki, qui ne varie pas de sa trajectoire, assumant sans naïveté, ni ringardise, les fondamentaux de l’imagerie et de la symbolique wagnériennes.
Certes, les murs immaculés de ce cadre bourgeois de la seconde moitié du XIXe siècle, succession de pièces moulurées, dont la rotation accompagne la quête des protagonistes, sont désormais recouverts d’une teinte fuligineuse, à l’instar du mobilier calciné et surdimensionné au milieu duquel l’adolescent Siegfried et le nain Mime paraissent plus petits que nature. Mais la narration demeure d’une absolue clarté, grâce à un sens théâtral affûté, et des références cinématographiques populaires, qui dessinent une réjouissante galerie de personnages et de créatures légendaires, sans craindre le premier degré.
Ainsi, même habilement circonscrit aux dimensions modestes du plateau de la maison zurichoise, le dragon n’a rien à envier, en réalisme – si tant est que ce terme puisse s’appliquer –, à ceux de la série Game of Thrones, ou de la trilogie The Hobbit de Peter Jackson. Et puis, le héros sympathise bel et bien avec un ours, forge son épée dans les règles de l’art, en transperce Fafner, dont il lèche le sang sur ses doigts, dialogue avec un oiseau aux amples ailes blanches, et enfin brise la lance de Wotan, dissimulé, comme il se doit, mais finalement si peu incognito, sous le chapeau à larges bords et le grand manteau du « Voyageur ».
Le temps ayant passé depuis l’épisode précédent, un arbre a poussé sur le rocher incandescent de Brünnhilde, dont la réapparition ne marque d’ailleurs pas la fin de la comédie. En effet, la soudaine crainte de son neveu face à cette femme inconnue, la candeur assez ridicule de ses réactions prêtent encore à rire. Et même le duo, mené sans le moindre temps mort et dans une exaltante progression, s’achève sur une pointe d’humour : quand Siegfried se retourne vers Notung abandonnée, l’air de dire qu’on ne peut pas laisser par terre une si glorieuse épée, la Walkyrie le pousse sur le lit, apparu, grâce au mouvement de la tournette, au moment opportun, avant de se jeter sur lui, ardente de désir.
La fosse est à l’unisson, dans un dialogue porté à ébullition par Gianandrea Noseda. Sous sa direction haletante, l’orchestre Philharmonia Zürich passe, avec une virtuosité et une palette d’une variété sidérante, de l’éclat épique à l’ironie grinçante, de l’excès d’emphase à la tragédie la plus noire, de la farce à la métaphysique, grâce à une combinaison d’acuité et de force tellurique, décuplée par une acoustique que la taille de la salle rend inévitablement immersive, mais sans que jamais les chanteurs ne soient engloutis.
Et quelle distribution ! Sans doute l’Oiseau de Rebeca Olvera n’est-il pas exempt d’une certaine raideur, tandis qu’Anna Danik tarde à tirer Erda de la torpeur d’une émission sans ressort, jusqu’à ce que « Der die Rechte wahrt (…) herrscht durch Meineid ? » ne la fasse, enfin, sortir de ses gonds. Mais David Leigh est un Fafner aussi immense et caverneux, avec amplification – depuis le fond de sa grotte, sous son enveloppe monstrueuse – que sans, une fois rendu à son apparence humaine, ou plutôt d’authentique géant.
Quelque part entre Taz, le diable de Tasmanie des Looney Tunes, et le Pingouin de Batman, Christopher Purves bondit, gnome moins perfide que pitoyable, et rugit sa hargne d’Alberich noir, à la face de son antagoniste blanc, un Tomasz Konieczny au grain dense et basaltique, dont l’éclat insolent électrise un Wotan furieusement vocal.
D’une justesse d’expression qui n’admet pas la facilité – avantage d’un instrument aussi intègre que percutant dans son registre de caractère –, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke a le génie de rendre Mime presque attendrissant, y compris lorsqu’il ourdit, avec une hypocrisie geignarde et méprisable, les plus vils desseins.
D’une Brünnhilde à l’autre, Camilla Nylund a conservé, pour son réveil et l’épreuve de résistance qui suit, une souplesse, une lumière, une féminité même, que des sopranos plus authentiquement dramatiques tendent à sacrifier aux exigences surhumaines du rôle. En cette dernière représentation de la série, elle y ajoute un surcroît de liberté, de prise de risque, cette flamme, en somme, qui ne la consumait pas encore dans Die Walküre.
Comment, enfin, ne pas s’embraser face à un Klaus Florian Vogt miraculeux – et physiquement assez idéal ? C’est bien simple, Siegfried attendait cette voix singulière, à la fois blanche et d’une robustesse hors du commun, qui lui permet, après avoir vaincu tous les obstacles dressés, tant sur le chemin du personnage que de l’interprète, de parvenir au terme – provisoire – de son périple, avec une fraîcheur, mieux, une pureté inentamées. Et rien que pour l’émerveillement ingénu dont il nimbe « Selige Öde auf wonniger Höh’ ! », le ténor allemand mérite de prendre place au firmament du chant wagnérien.
Conclusion, d’autant plus attendue, de cette Tétralogie,en novembre prochain, avant sa reprise, pour deux cycles complets, en mai 2024.
MEHDI MAHDAVI