Opernhaus, 19 mars
Difficile, même au bout d’une heure quarante-cinq, de savoir précisément où se passe l’Elektra de Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal, repensée par Claus Guth. Le lieu, conçu par Katrin Lea Tag, se résume à un étroit couloir, aux murs tapissés d’un papier peint pourpre à rayures, dont les issues de secours, dûment signalisées, ne débouchent sur rien. Quelques parois coulissent de droite ou de gauche, le décor entier pouvant se fragmenter et se réassembler à vue.
Parfois, un rideau de franges descend, ou un fauteuil vide monte, comme par magie, le long du mur, allégorie d’un trône sans titulaire. Tout cela, magistralement éclairé par Olaf Winter, a pour avantage de cantonner les chanteurs à l’avant-scène, où on les entend très bien.
Que se passe-t-il ici ? Un personnel narquois s’affaire, parfois danse, ironiquement, au rythme de la musique : la domesticité obséquieuse d’un lieu de villégiature ou d’un établissement de soins. Les pensionnaires, en tout cas, se tiennent bien, dans le sillage d’une Klytämnestra révérée comme une vieille star déclinante. Aegisth gère les affaires courantes, voire exécute, lui aussi, quelques pas de danse, avec canne et haut-de-forme, mais paraît affecté, de temps en temps, d’une épilepsie invalidante, voire de pulsions sadiques.
Vêtue d’une ample robe noire, propre sur elle et bien coiffée, Elektra semble, à la fois, intégrée dans cet univers et fondamentalement déviante. Fébrile, en proie à des tics bizarres, paranoïa à laquelle son entourage a fini par s’habituer, elle ressasse un traumatisme qui résiste manifestement à toutes les thérapies.
Son délire meurtrier s’enrichit peu à peu, jusqu’à l’apparition d’un Orest qui n’existe pas, silhouette noire et mystérieuse, suintant en multiples exemplaires par toutes les ouvertures du décor, avant d’y disparaître à nouveau. Finalement, épuisée par une ultime transe agressive, alors que tout le monde fête un quelconque réveillon, avec champagne, cotillon et confettis, Elektra chute, victime d’une catalepsie définitive.
Une lecture en filigrane, qui n’impose rien et suggère beaucoup, diaboliquement virtuose, et qui peut, surtout, s’appuyer sur d’excellentes performances de chanteurs-acteurs. Ainsi, l’Elektra d’Aile Asszonyi en impose : la soprano estonienne, dotée d’une voix généreuse et stable, profère son texte avec une belle présence théâtrale, mais sait aussi le chanter, grâce à un vrai sens de la ligne.
La Chrysothemis de Jennifer Holloway émeut, également, avec ses pulsions maternelles irrépressibles, portant sa longue écharpe à l’instar d’un substitut de bébé, et calant ses émois lyriques comme sur des rythmes de berceuse. La Klytämnestra de Susan Bullock peaufine son maintien, invariablement digne, articulant son texte à la perfection. Seuls ses cris d’agonie, supprimés faute d’accomplissement réel du drame, nous manquent.
L’Orest très correct de Simon Bailey peine un peu à exister dans ce contexte particulier, où il n’est plus qu’une projection mentale. Quant à l’Aegisth de Peter Marsh, il délivre, avec beaucoup d’incisivité, ses quelques répliques finales. Mais clairement, ici, ce sont les trois figures féminines qui s’imposent avec une force extraordinaire, en partenariat avec un orchestre de rêve.
Sebastian Weigle dirige la partition comme un spectacle instrumental permanent, à la fois d’une idéale transparence, ne couvrant jamais ni les voix, ni le texte, et d’une violence totalement percutante, à d’autres moments clés. Au rideau final de cette soirée de première, les cent musiciens de l’orchestre (Frankfurter Opern- und Museumsorchester), soit le maximum de ce que la fosse peut contenir, viennent saluer sur le plateau, et remportent, avec leur chef, un triomphe mérité.
LAURENT BARTHEL