Opéras Vertigineux Freischütz à Vienne
Opéras

Vertigineux Freischütz à Vienne

06/04/2023
© William Minke

MuseumsQuartier, Halle E, 24 mars

Adepte, pour le meilleur et pour le pire, de la déconstruction systématique, David Marton ne pouvait s’attaquer innocemment à ce manifeste de l’opéra romantique allemand qu’est Der Freischütz, sur lequel était d’ailleurs basée, voici deux décennies, sa première tentative de théâtre musical, intitulée Nackt entblösst, sogar.

Au Theater an der Wien, qui a pris possession, le temps de sa rénovation, de la Halle E du MuseumsQuartier, sa conception du « Singspiel » de Weber se révèle d’emblée double. C’est, d’abord, non pas une vidéo, censée accompagner, souligner ou prolonger l’action ou la dramaturgie, mais bel et bien un film à part entière, projeté sur l’écran qui occupe, au bord du plateau, la totalité de l’ouverture de scène. Film qui semble plus ou moins d’époque, et situé dans une forêt – serait-ce cette sombre histoire de chasseurs et de pacte diabolique que le trublion hongrois voudrait raconter ?

L’originalité de son travail réside, en réalité, dans ce qu’il montre, par transparence, la fabrique de ce film, réalisé en direct, derrière l’écran, grâce aux moyens techniques actuels, qui permettent cette parfaite synchronisation. Il s’opère, dès lors, une sorte de superposition vertigineuse, et poussée bien plus loin que dans des spectacles où dialoguent théâtre et cinéma.

En s’engouffrant dans cette brèche, David Marton entend explorer l’inconscient d’Agathe, figure centrale et omniprésente de la production. Comme un rêve, ou plutôt un cauchemar, de celle qui, après l’ultime coup de feu de Max, et le retour, à l’écran, d’images pré-enregistrées, captées de nuit, à Vienne, dans le périmètre séparant le Theater an der Wien du Staatsoper, et dans les couloirs de la station de métro Karlsplatz, est rendue à son identité de simple passante, ou de vendeuse de saucisses.

Max, Kaspar, Kuno, l’Ermite ont les visages de ces gens qu’elle a croisés sur un trottoir, vus à travers la vitre d’un café, devant un cinéma, à l’arrêt de bus, et avec lesquels elle a eu un échange fugace, simplement de regards, ou pour demander du feu. Comme des pensées qui traversent son esprit, pendant son trajet quotidien, ou dans son sommeil, ils deviennent les protagonistes d’un récit d’enfance, peut-être, un peu oublié, et qui resurgit, à travers la perception trouble et troublante du souvenir ou du songe, où la voix de Samiel (rôle parlé) se confond avec la sienne, et où Ännchen devient son double, facette rieuse d’une personnalité portée à l’auto-apitoiement.

S’il met, avec les caméras de Chantal Bergemann, Mariano Margarit et Michael Würmer qui les suivent, ou les précèdent, comme des ombres, les chanteurs au défi, plus ou moins flatteur, du gros plan, David Marton donne à chaque l’avantage, tout sauf saugrenu, dans ce contexte onirique, de dire les dialogues parlés dans sa propre langue, sans risquer, donc, d’écorcher l’allemand.

Tous ces éléments convergent pour conférer à une proposition que son principe même aurait pu rendre fragmentaire, une continuité, mieux, une cohérence narrative, dont la pertinence aura, certes, trouvé un écho inégal dans le public, prompt à huer dès la fin de la première partie.

Sans doute pareil traitement visuel appelait-il une lecture musicale plus expérimentale. À la tête d’un orchestre (Wiener Symphoniker) gorgé de couleurs franches et vives, la direction très charpentée de Patrick Lange maintient la partition dans un premier degré diablement efficace et roboratif, qui va tout droit, quand le metteur en scène préfère sinuer à travers l’œuvre.

C’est à la distribution qu’il revient, dès lors, de rétablir l’équilibre. Viktor Rud, Kilian livide et trémulant, et Guido Jentjens, Kuno terne et usé, méritent d’être oubliés sitôt entendus. Mais Dean Murphy projette son Ottokar avec une autorité digne de son rang, et l’Ermite de Levente Pall tire le maximum de sa brève apparition.

Alex Esposito allie, en Kaspar, la robustesse d’un timbre noir et concentré à une présence inquiétante, et paradoxalement attachante, qui contraste idéalement avec les expressions plus convenues de Tuomas Katajala, Max à l’émission haute, à mi-chemin, en dépit d’un aigu parfois serré, entre Tamino et des emplois plus héroïques.

De même, l’insouciante fraîcheur que Sofia Fomina prête à Ännchen, malgré un léger défaut d’agilité, met en valeur l’art distingué de Jacquelyn Wagner. Le manque de rayonnement d’un registre supérieur parfois induré ne pèse rien face à un souffle ductile qui, comme en vibration avec le jeu constamment touchant de la soprano américaine, colore les lignes suspendues d’Agathe d’ombres frémissantes.

MEHDI MAHDAVI


© William Minke

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