Opéra National de Lorraine, 15 mars
La remémoration était, et demeure, le cœur de la production d’Iphigénie en Tauride signée Krzysztof Warlikowski, spectacle « coup de poing », créé sous les huées, en 2006, au Palais Garnier, et depuis devenu un classique. Ce passé qui hante, au point d’empêcher de vivre au présent, est, aussi, thème presque inévitable, l’un des deux principaux fils que tire Silvia Paoli, dans sa mise en scène pour l’Opéra National de Lorraine. Et celui qui offre les développements les plus aboutis.
Car, si elle entre indéniablement en résonance avec le sort des jeunes prêtresses de Diane, la référence à la mini-série documentaire Keep Sweet : Pray and Obey (Keep Sweet – Prie et tais-toi, 2022) de Rachel Dretzin et Grace McNally, sur l’Église Fondamentaliste de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, secte américaine pratiquant la polygamie et réduisant les femmes en esclavage – encore active aujourd’hui, malgré la condamnation de son leader, Warren Jeffs, à la prison à vie, plus vingt ans ! –, reste trop spécifique, quoique immédiatement évocatrice d’autres situations du même type, pour faire pleinement sens dans l’ici et maintenant de la représentation. Et s’en trouve limitée à un arrière-plan, somme toute, assez anecdotique.
Tout autre est l’impact du traitement du souvenir, réminiscences de l’enfance commune d’Iphigénie et Oreste, dont l’insouciance se lézarde, d’abord, puis se fracasse contre le comportement ambigu de leurs parents, Clytemnestre et Agamemnon. Ces pantomimes se jouent, tantôt dans l’appartement abandonné qui occupe le niveau supérieur du décor de Lisetta Buccellato, tantôt au fond du plateau, espace mental et traumatique, dans la perspective duquel se superpose, en parallèle de l’instant du sacrifice, le cri muet de l’héroïne, au moment d’entonner « Grands dieux ! soyez-nous secourables ».
C’est pour ne pas oublier son frère, et espérer, aussi, le revoir enfin, s’il vit encore, qu’Iphigénie a tapissé de coupures de presse les murs de sa cellule – qui apparaît au début du III. Chaque « prêtresse », dans cet enfer qu’est la Tauride placée sous le joug sanguinaire de Thoas, dont la perruque et la tenue, costume bleu marine et cravate écarlate, ne peuvent pas ne pas rappeler Donald Trump, se raccroche, d’ailleurs, aux rares objets qu’il lui a été permis de conserver.
Cette approche éminemment sensible, de la pièce comme du mythe, est portée à incandescence, non seulement par un sens supérieur de l’occupation de l’espace, mais aussi par une direction d’acteurs dont la justesse et l’exactitude saisissent, jusqu’à la fulgurance du coup fatal sous lequel succombe Thoas.
C’est dans les gestes, et les visages autant que les corps, que se dessine, également, le lien bouleversant entre Oreste et Pylade – en déséquilibre sur la frontière, si ténue lorsqu’ils échangent un baiser, de l’amitié et de l’amour, que le frère d’Iphigénie n’ose avouer à son compagnon, au point de restaurer, avec une touchante maladresse, au dénouement censément heureux de la tragédie, la distance quasi réglementaire qui fige l’accolade entre deux hommes.
Grâce à l’entente, mieux, à l’osmose, devenue trop rare, entre mise en scène et direction musicale, ce travail théâtral de haute précision trouve son pendant dans la fosse. Face à l’Orchestre de l’Opéra National de Lorraine qui, après avoir réussi, avec les honneurs, le pari de Tristan und Isolde (voir O. M. n° 190 p. 57 de mars 2023), n’évite pas, hors de son élément naturel, quelques scories, Alphonse Cemin dégraisse le son et affûte les tempi, sans toutefois appliquer aucun dogmatisme « historiquement informé » à la partition. S’il ne peut rien faire pour contenir le vibrato collectivement béant d’un chœur féminin indéfendable, sa lecture frappe par son caractère vivant, incisif, et d’abord personnel.
Parce qu’à l’impossible – dont relève la vocalité de Thoas – nul n’est tenu, Pierre Doyen y laisse quelques plumes, forcé de brutaliser son émission, au risque de perdre l’intonation, pour joindre les deux bouts de l’ambitus.
Baryton de prime abord larmoyant et sans grand relief, au centre de gravité manifestement plus bas que celui des meilleurs Oreste des deux dernières décennies, Julien Van Mellaerts, dont le timbre ne gagne certes pas en définition, affine peu à peu le trait, et tire le maximum d’un phrasé châtié, soutenu par un français limpide.
Un accent marqué n’empêche pas celui de Petr Nekoranec d’être clair et intelligible, ténor placé haut, qui révèle, le temps – suspendu – de son « Unis dès la plus tendre enfance », la délicatesse d’une ligne moins malmenée qu’asséchée par les tensions de « Divinité des grandes âmes ».
Les écarts de « Je t’implore et je tremble » font subir, peu ou prou, le même sort à Julie Boulianne, sans que jamais ne faillisse le haut du registre, malgré le diapason moderne qui, ici, n’épargne pas davantage les sopranos. Si elle tend à sacrifier la netteté des mots à la rondeur du son, la mezzo canadienne inscrit dans une étoffe plutôt sombre l’expressivité sans fioriture prônée par Gluck – cette « belle simplicité » qui révèle, dans la chair du chant, les cicatrices d’Iphigénie.
MEHDI MAHDAVI