Stavros Niarchos Hall, 23 mars
Le rideau s’ouvre sur l’image iconique du Wozzeck par Hans Neugebauer (metteur en scène) et Achim Freyer (décorateur), dans leur célèbre production de Cologne, en 1975, vue à Bruxelles, au temps de Gerard Mortier, et également à Paris, au Théâtre du Châtelet : une rue réduite à deux murs triangulaires, filant vers le sol en fond de scène, sous un ciel uni.
Mais là où cette perspective forcée faisait apparaître un monde de géants, prêt à sombrer dans l’irrationnel, quand ces parois basculaient brusquement, comme l’esprit du soldat de Berg, toute comparaison avec ce Werther athénien, créé en 2014, trois ans avant son décès, par le metteur en scène Spyros A. Evangelatos, s’arrête aussitôt.
Avec cette reprise, assurée par Ion Kessoulis, on reste dans le purement décoratif, la mer (à Wetzlar !) agitée au fond, une balançoire, des tables de bistrot, de grandes horloges comtoises, ramenant au premier plan un réalisme bon enfant, avant qu’une sorte de meringue écrasée vienne recevoir les derniers instants du héros.
Face à ce type de production lisse et sans vrai contenu dramatique, on attend du chant qu’il prenne la première place. Mais une oreille française peut-elle accepter un Werther où la langue est aussi incertaine ? Que la troupe du Greek National Opera (GNO) ne s’y montre pas à l’aise, soit. C’est pourtant chez elle que l’articulation se révèle, avec le Bailli de Yanni Yannissis, avec l’Albert de Nikos Kotenidis, la plus acceptable, beaucoup moins, certes, avec la Sophie incompréhensible de Chrissa Maliamani.
L’admet-on des deux stars invitées ? On grince d’autant plus à écouter Francesco Demuro qu’il dispense un « Pourquoi me réveiller » admirablement travaillé, où les mots ont leur sens, leur poids, où le chant offre le style requis, quand le reste de sa prestation est marqué par un excès d’italianité, une absence de tenue, avec des sons trop ouverts, alors qu’il n’en est pas à son premier Werther. Certes, la maîtrise de l’instrument est plus que convaincante, le timbre est magnifique, mais l’art du chant renvoie avec constance au répertoire naturel du ténor, qui finit néanmoins par émouvoir, grâce à l’écriture de Massenet.
Pour Anita Rachvelishvili, Carmen fêtée à l’Odéon d’Hérode Atticus, en 2018, Charlotte est une prise de rôle attendue, évidente, car sa voix immense peut y raviver le souvenir d’une Rita Gorr par le ton et l’ampleur, effectivement présents pour rassurer un monde lyrique qui s’inquiétait de ses récentes annulations, suite à l’heureux événement qui l’avait laissée le souffle court. Par bonheur, nous entendons, ici, une voix intacte et retrouvée.
Las, alors que sa Carmen est parfaite, un énorme travail reste à réaliser sur l‘héroïne de Massenet, sur l’articulation, molle, confuse, sur la pénétration du rôle, tracé à coups de serpe, survolé sans ces subtilités, ces émois délicats ou intenses dans leur gradation, qui font que l’émotion passe par-delà la généreuse démonstration vocale, pour devenir incarnation poétique unique.
Bien entendu, l’énergie, la défonce qui sont caractéristiques de l’immense mezzo géorgienne fonctionnent à plein pour l’acte final, mais l’air « des larmes » laisse encore froid. Premiers pas prometteurs, donc, mais seulement prometteurs. Vite un metteur en scène, mais aussi un chef qui lui apprennent les secrets du rôle…
Jacques Lacombe – et on peut le comprendre – s’est, surtout, préoccupé de donner un ton français et poétique à l’orchestre maison. À part quelques lourdeurs de son et d’éclat, il a parfaitement réussi.
Peu sensible à la subtilité de la langue, le public fête chef, ténor et mezzo, sans réserve, interrompant parfois la ligne musicale de ses applaudissements : un succès, donc.
PIERRE FLINOIS